Directrice générale du Conseil québécois LGBT depuis deux ans et jusqu’à tout récemment chroniqueuse dans les pages du Fugues, Marie-Pier Boisvert vient de publier «Au 5e», un premier roman illustrant le quotidien de cinq colocataires qui entretiennent des rapports amoureux et/ou sexuels avec un ou plusieurs membres de la maisonnée. Une histoire ô combien moderne qu’elle raconte avec une plume absolument rafraîchissante.
D’entrée de jeu, les lecteurs découvrent Éloi, un garçon récemment célibataire, à qui son ex, Alice propose d’occuper la cinquième chambre d’un 6 ½, où vivent également ses partenaires de cœur et de corps, Simon, Gaëlle et Camille. «Alice savait probablement que c’était une mauvaise idée dès le départ, mais elle lui a proposé sous le coup de l’impulsivité, souligne Marie-Pier Boisvert. Quand elle en parle aux autres, ils manquent d’enthousiasme. Ils ne le connaissent pas. C’est son ex. Et dans n’importe quelle dynamique, au travail ou en colocation, ça peut prendre des années pour être bien avec plusieurs personnes et on peut craindre qu’une nouvelle personne change tout. Ceci dit, mon histoire montre que ça vaut la peine de prendre le risque…»
D’abord décrit comme un homme cisgenre hétérosexuel, au tempérament solitaire et renfermé, le bel Éloi trouble ses nouveaux colocataires – homme et femmes cisgenres ou trans, bisexuels ou lesbienne – à plusieurs niveaux, tout en se transformant lui aussi, à sa façon. «Je voulais présenter ma vision très queer du polyamour. Souvent, les relations plurielles restent prises dans les modèles hétéronormatifs: quand on explore quelque chose hors du schéma établi, on peut facilement tomber dans le piège de vouloir se rapprocher le plus possible de la normalité, comme si on transgressait seulement en partie.» L’auteure désirait également mettre en lumière une perspective positive de la dynamique relationnelle. «Je voulais briser l’idée qu’on est nécessairement mal dans les relations polyamoureuses et montrer que les émotions de ces personnages-là vont au-delà de ce à quoi on s’attendrait. C’était ma façon de dire: « vous pensez que vous savez comment vous réagiriez en vivant ça, mais vous ne le savez pas ».»
Titulaire d’une maîtrise en création littéraire, Marie-Pier Boisvert a étudié le traitement du polyamour dans la littérature québécoise. «Les quelques romans que j’ai trouvés en parlaient sans jamais nommer la chose directement. Soit c’était vraiment très mauvais, soit l’histoire se situait à la limite du polyamour et de l’infidélité. Je trouvais ça rushant. J’ai donc décidé d’écrire un roman comme j’aurais aimé en lire sur le sujet.» Ses personnages évoquent, entre autres, l’idée selon laquelle ils ne se «partagent» pas, puisque cela signifierait qu’ils s’appartiennent mutuellement. «Le concept qu’une fois en couple, on s’appartient l’un et l’autre, c’est omniprésent dans notre culture de monogamie et de relations exclusives. Cette possessivité fait en sorte qu’on devient objet, plutôt que d’être un agent de notre propre vie et de nos décisions. Quand on nous enlève ce pouvoir d’être nous-mêmes, on a le sentiment de devoir quelque chose aux personnes qui nous entourent, au lieu de choisir constamment ce qu’on a envie de donner.»
Si sur papier cette idée semble probante, il n’en demeure pas moins que les interactions entre les cinq personnages se déroulent entre les murs de leur appartement. «C’est un indicatif qu’à l’extérieur, ce serait beaucoup moins doux, confirme l’écrivaine. On sait qu’ils bougent dans l’espace, en allant au travail ou à l’université, mais en ce qui concerne leurs relations, ils ne ressentent pas vraiment le besoin de prouver quoi que ce soit au monde extérieur. Ils ne sont pas en mode “fuck off! ». Ils sont juste bien entre eux. Et ils ne sont pas assez blindés pour se défendre contre le reste du monde.» Marie-Pier Boisvert aimait également l’idée de créer un appartement cocon. «Contrairement à bien des œuvres littéraires où la maison est un espace d’oppression et de violence, l’appartement est un nid douillet pour eux. Ils apprennent à vivre ensemble et à découvrir certains espaces intérieurs, en étant entouré de moelleux. Je ne voulais pas non plus faire intervenir d’autres personnages. Je préférais explorer les cinq colocataires et leur donner toute la parole.»
Dans cet univers où se côtoient diverses identités sexuelles et de genres, on remarque également une cohabitation des genres littéraires. Certains passages écrits sous forme théâtrale (didascalies et dialogues) ont été insérés à travers la prose traditionnellement associée aux romans. Un parallèle entre les différents mélanges de genres qui n’est pourtant pas volontaire. «Je n’ai pas pensé à ça du tout. J’aimais surtout l’idée de ne pas écrire exactement ce à quoi on s’attend d’un roman. Les dialogues en format théâtral, c’est une lubie d’auteure. Je déteste écrire les verbes d’expression après chaque phrase de dialogue, et j’avais l’impression que ça rendait les discussions plus fluides.» Un objectif réussi haut la main, tant l’entièreté de ce roman de 200 pages se lit avec plaisir et désinvolture du début à la fin. Si bien qu’on en aurait pris le double, voire le triple.
AU 5E, de Marie-Pier Boisvert, 2017