Jeudi, 28 mars 2024
• • •
    Publicité

    Pierre et David contre Goliath! — Témoignage d’un militaire

    Ex-militaire ayant eu une «carrière atypique», dira-t-il lui-même en entrevue, Pierre Turcot a dû se battre contre la machine administrative de l’armée pour faire reconnaître son mariage avec son conjoint David, ex-militaire lui aussi. Contrairement à d’autres personnes LGBT, Pierre Turcot est tout de même resté près de 25 ans dans l’armée. Par contre, son orientation sexuelle l’a bloqué dans une case d’où il ne pouvait pas avancer et monter en grade, une discrimination qui ne se disait pas. Il quittera finalement les Forces armées canadiennes en 2006, après un épisode tumultueux de sa vie où la dépression et la tentative de suicide l’ont marqué. Aujourd’hui âgé de 62 ans et à la retraite, il lui est encore pénible de raconter son histoire…

    Le 28 novembre 2017, Pierre Turcot était parmi les rares personnes – y compris Martine Roy, elle-même ex-militaire, qui s’est longtemps battue pour cette cause – ayant eu un entretien privé avec le premier ministre Justin Trudeau. C’était lors des excuses officielles présentées par le gouvernement fédéral sur la «Purge» qui a eu cours jusque dans les années 1990, une chasse aux sorcières anti LGBT au sein de la Fonction publique fédérale, des Forces armées canadiennes ainsi qu’à la GRC (Gendarmerie royale du Canada). «J’ai été un privilégié de pouvoir parler avec le premier ministre Trudeau. C’était Trudeau père (Pierre Elliott) qui a décriminalisé l’homosexualité et a ouvert ainsi la porte, en 1969, et c’est, plusieurs années plus tard, Trudeau fils (Justin) qui fait des excuses officielles sur la purge, en 2017. C’est touchant quand on y pense», commente Pierre Turcot.

    Justin Trudeau et Pierre Turcot

    Comme le mentionne si justement M. Turcot, bien que l’homosexualité ait été décriminalisée en juin 1969, une politique anti-LGBT a été instituée dans les plus hautes sphères du gouvernement fédéral… et tenue secrète. Elle avait cours depuis les années 1950 jusqu’au début des années 1990 et même au-delà. «Il y a les lois écrites, et les stratégies et les politiques non écrites, surtout dans l’armée; c’est gardé secret; […] c’est quelque chose de très hypocrite», soulignera M. Turcot au cours de l’entretien.

    Une carrière militaire riche qui cumule cinq différents métiers, c’est ce qu’a vécu le caporal Pierre Turcot. Spécialiste en communications navales, policier militaire (durant 15 ans), officier rattaché à la sécurité des ambassades canadiennes à Lima, New Delhi, Nairobi, Alger, Port-au-Prince et Washington. Il a aussi été en mission pour l’ONU à Haïti. Il a également été stationné durant le conflit en Bosnie-Herzégovine, en 1993-1994. Il a aussi été affecté à la sécurité militaire de l’aéroport d’Ottawa lorsqu’on y reçoit des leaders étrangers. Il était là lorsque «Lady Di et le prince Charles sont arrivés en visite officielle au Canada», dit Pierre Turcot les yeux brillants. En 1982, il est affecté à la sécurité lors de la conférence des premiers ministres, à Halifax. Pendant une semaine, il conduira la limousine du premier ministre du Québec, René Lévesque, avec qui il a échangé tout au cours de cette semaine-là.

    Son récit est surprenant, intéressant, passionnant. Puis, Pierre Turcot s’arrête, les larmes coulent. On fait une pause. Il est trop ému pour poursuivre. «Ça me fait mal, très mal d’avoir quitté l’armée de cette manière-là. J’aurais voulu partir de manière plus juste, plus digne…», souligne-t-il quelques instants après avoir séché ses larmes avec ses mains.

    Mais que s’est-il donc passé pour que l’on coupe littéralement les ailes de cet homme passionné par son métier? Retournons en arrière quelque peu maintenant. Le tout bascule complètement alors qu’il est en poste à l’ambassade d’Alger. Il devait y être pour deux ans. C’était en 1999. C’est une position «non accompagné», c’est-à-dire que l’officier n’amène pas avec lui sa conjointe ou son conjoint. Il était donc seul. «Par contre, j’étais en union civile depuis 1995 avec mon conjoint, David, dit-il. Je voulais faire reconnaître cette union de façon officielle par l’armée. Le personnel civil de l’ambassade était au fait de mon orientation sexuelle. La seule réponse que j’ai eu de l’armée fut mon rapatrie-ment au Canada et mon envoi à la base de Shilo, au Manitoba alors que ma maison et David sont à Québec. On ne me donne aucune explication sur ce départ précipité de l’ambassade et sur mon transfert immédiat à la base des Forces armées à Shilo. Les raisons sont obscures. Arrivé à Shilo, je suis devenu extrêmement dépressif, j’ai eu des problèmes de santé et j’ai été hospitalisé. J’ai même fait une tentative de suicide. J’étais loin de ma maison, de David, je ne savais pas pourquoi tout cela m’arrivait.»

    Ici, même le général qui commandait la base de Shilo «a déclaré qu’il y avait eu de l’abus de la part de l’administration de l’armée», commente Pierre Turcot.De 2000 à 2006, Pierre Turcot demeure inactif. Il va tenter infructueusement de reprendre son service. Mais l’armée ne désire pas le réintégrer, «mais, bien sûr, ce n’est pas écrit noir sur blanc, mais c’est çà!», insiste Pierre Turcot. «À un certain moment, j’étais tellement démoli que j’ai donné une procuration à David pour qu’il s’occupe de toute la paperasse administrative et le reste. Je n’étais plus capable de fonctionner normalement. Mon moral était à terre, complètement», avoue-t-il. «Cela a pris six ans pour régler le conflit que j’avais avec l’armée. J’ai obtenu, finalement, une lettre d’excuses de l’armée et du ministre de la Défense de l’époque. Mais ce fut un long, très long combat que j’ai mené avec mon conjoint David. C’était vraiment Pierre et David contre Goliath!», marque-t-il. En 2006, il obtient une libération de l’armée pour «cause médicale».

    Mais revenons encore plus loin en arrière. Au début de sa carrière. Pourquoi? Simplement, parce que ceci explique cela. Il était spécialiste en communications sur un navire. Il avait choisi la Marine parce que son père fut dans la Marine pendant 35 ans. Il était fier de suivre ses traces. Mais il avait le mal de mer. Un beau jour, deux officiers débarquent. «Ils étaient venus me chercher pour faire enquête sur mon mal de mer chronique. Mais cela n’a pas pris de temps qu’ils ont poussé jusqu’aux questions très intimes, ils voulaient savoir quelles étaient mes fréquentations, etc. C’était un vrai interrogatoire. Je l’ai vécu comme de l’abus de pouvoir, une humiliation. Après l’enquête, ils n’avaient pas de preuves probantes que j’étais homosexuel. Ils n’avaient pas pu le déterminer clairement. Mais le doute était là. Puis, j’ai réussi le cours de chef subalterne avec brio. J’avais reçu des félicitations. Mais je n’ai jamais pu atteindre le grade. Dans l’armée, il y a deux écritures, une au stylo et l’autre au crayon de plomb; celui-ci, bien qu’on puisse l’effacer, reste quand même comme une sorte de règle non écrite qui te suit tout au long de ta carrière dans les Forces. C’est de la discrimination. Tout au long de ma carrière dans l’armée, j’ai subi des railleries, des plaisanteries sur mon homosexualité. Mais rien n’était clair sur mes postes, je recevais des félicitations d’un côté et, de l’autre, j’étais bloqué, je n’avançais pas en grade. Oui, j’ai pu faire bien des choses, mais je n’avais pas le grade que j’aurais dû obtenir pour quelqu’un avec mes compétences et mes qualifications…»

    Pierre Turcot et son conjoint (David)

    Cela fait maintenant 24 ans qu’il est avec son conjoint David qui, pendant quelques années, a servi comme officier d’administration aux soins de santé dans l’armée.

    Pierre Turcot est satisfait du règlement en Cour fédérale remporté par les victimes de cette «Purge LGBT», rappelons-le, une somme de 145M$ de compensations au total. «On en est arrivé à un résultat juste et équitable, pense l’ex-caporal Turcot. Oui, je suis heureux qu’il y ait une compensation. Mais comme je l’ai déclaré à la Cour, à Mme la juge St-Louis, ce n’est pas pour mon bien-être personnel, mais je pensais surtout aux jeunes LGBT qui vont joindre les Forces armées, cela leur donne espoir que les choses changent vraiment dans l’armée. Pour les autres, ceux qui ont été «libérés» [les victimes], on ne sait pas s’ils auraient eu une bonne carrière militaire, mais au moins, ils vont avoir une compensation et cela force l’armée à évoluer, à s’ouvrir plus. Pour moi, essentiellement, c’est une question d’espoir pour ceux qui veulent faire une carrière dans l’armée, car cela peut être passionnant.»

    «Je tiens à remercier le travail acharné et remarquable de Mme Martine Roy et des autres personnes qui se sont battues ainsi que les avocats de la firme IMK qui nous ont soutenus. Je n’ai aussi que des éloges pour l’Association des vétérans du Canada qui m’a aussi appuyé dans mes démarches».

    — Pierre Turcot

    Du même auteur

    SUR LE MÊME SUJET

    LEAVE A REPLY

    Please enter your comment!
    Please enter your name here

    Publicité

    Actualités

    Les plus consultés cette semaine

    Publicité