Aujourd’hui, lorsqu’il y a un événement, une manifestation, etc. qu’est-ce qui arrive? Cellulaire en main, tout le monde prend des photos et les diffuse instantanément. Il y a 30 ans, il n’y avait ni cellulaire ni Internet. Et, dans la nuit du 14 au 15 juillet 1990, des policiers du poste 25 décident d’intervenir pour arrêter un party clandestin appelé Sex Garage. Les cons-tables feront preuve de violence à l’égard des fêtards cette nuit-là. Témoin privilégiée et téméraire, Linda Dawn Hammond, une artiste photographe, croque des clichés qui deviendront célèbres. Alors que des agents maltraitent les gais, lesbiennes, les trans, etc., elle prend des photos. Lorsqu’ils viennent pour l’embarquer, elle lance son appareil à un ami afin de préserver ces images qui seront publiées par la suite dans les quotidiens.
Vous étiez une habituée des partys Sex Garage organisés par Nicholas Jenkins à l’époque ?
Non. J’allais plutôt à des clubs comme les Foufounes Électriques, le Poodles, le Business, le Standing, le Lézard, où j’étais d’ailleurs plus tôt la nuit du 14 juillet avant d’aller à Sex Garage avec une amie. Après la fermeture des bars, il était fréquent d’aller à des partys privés dans des entrepôts sur le Plateau ou dans le Centre-ville. J’allais souvent à New York dans les années 1970 et 1980, (quoiqu’un peu moins depuis la naissance de mon fils) photographier les groupes musicaux et la faune des bars comme les CBGB, Pyramid Club, Danceteria et le Mudd Club. Ces bars ont inspiré Nicholas à créer des partys à Montréal (dont le Sex Garage) ayant ce même genre d’atmosphère. Pour en revenir à cette nuit-là, Nicholas m’avait invité à prendre des photos à Sex Garage parce qu’il connaissait mon intérêt pour la scène alternative des partys et des clubs. J’y allais dans l’espoir de prendre des photos de Voguing avant que cela ne disparaisse…
Parlez-nous de ce que vous avez été témoin ?
Le party Sex Garage avait débuté vers 23 h, le 14 juillet. J’y suis arrivé vers environ 2 h ou 3 h. Nous étions donc le 15 juillet à 4 h du matin lorsque le tout s’est produit. Oui, j’ai immédiatement su combien ces images seraient importantes et la preuve de ce qui se passait, et ce, même avant que les policiers n’enlèvent leurs insignes devant nous, ce qui ne laissait aucun doute quant ce qu’ils allaient nous infliger et leur désir de demeurer anonymes. Avant de sortir de l’entrepôt, nous savions tous qu’un homme, Bruce Buck, avait été pris par des policiers entre deux autos, là où ils pensaient qu’il n’y aurait pas de témoins, et ils l’avaient fortement battu. Des amis à moi regardaient le tout, horrifiés de ce qu’ils voyaient des fenêtres d’un autre loft, le Snitches je crois. J’avais lu des reportages dans les médias, mais je me souvenais autrement du déroulement des événements. Par exemple, les gars qui ont montré leurs postérieurs aux quelque 32 policiers environ, eh bien cela s’est produit après que la police a frappé Buck et non auparavant. Ils l’ont fait en réponse aux gestes homophobes des policiers et en toute connaissance de cause de la violence qui avait déjà eu lieu.
Pendant que vous preniez ces photos cette nuit du 15 juillet 1990, réalisiez-vous l’importance qu’elles avaient et que vous étiez un témoin privilégié de cette brutalité policière ?
De nos jours, presque tout le monde a des caméras pour documenter ce qui se passe, mais ce n’était pas le cas en 1990. J’étais une des rares personnes présentes avec une caméra. J’ai vu tout ce qui s’y passait comme étant clairement une violation des droits humains et j’étais plus que jamais déterminée à le documenter. J’ai photographié les policiers avant et après qu’ils aient enlevé leurs insignes, ce qui était une nette provocation de leur part avant qu’ils nous poursuivent vers le haut de la côte, de La Gauchetière à Beaver Hall, nous frappant avec leurs matraques. En tout, j’ai pris trois rouleaux de films, j’en ai donné tout de suite deux à un ami en bicyclette, Darryl, qui s’était porté volontaire bravement à rester à mes côtés au cas où j’aurais besoin de lui, je lui donnerai ma caméra à ce moment-là.
Finalement, un policier m’a donné un coup par en arrière et je suis tombé, j’ai dû lancer ma Nikon à quelqu’un plus loin vers le haut afin de sauvegarder les images les plus incriminantes et qu’elles ne puissent pas tomber entre les mains de la police. L’appareil m’a été retourné par un ami qui avait réussi à le subtiliser. Par la suite, Darryl s’est présenté sur son vélo et je lui ai donné la caméra. Nous nous sommes rencontrés à mon appart sur Saint-Laurent. Avec un autre ami, nous nous sommes dirigés vers La Presse, puis à The Gazette. Mais The Gazette hésitait à publier les photos puisque leurs pages étaient déjà remplies de la crise d’Oka. C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée du «Kiss-in» [devant le poste de police 25 du centre-ville à l’époque]. Étant donné qu’il y aurait un tel événement provocateur qui suivait la descente, ils ont décidé de publier les photos et ils ont même offert de contacter les autres médias pour nous. Il restait maintenant à convaincre les gens d’y aller parce que, soyons honnête, jusqu’à présent nous n’étions que trois pour cet événement [le «Kiss-in»]. Alors j’ai été au bar Standing [sur le Plateau Mont-Royal] le soir même et j’ai annoncé l’activité à un groupe de personnes afin que l’on puisse planifier le tout rapidement…
En rétrospective, quelles sont vos pensées sur tout ce qui s’y est déroulé?
À ce moment-là, je vivais énormément de stress, surtout après le Kiss-in devant le poste de police 25, le lundi 16 juillet. Nous 250 d’entre-nous étions cernés en plein jour par des policiers qui, devant les différents médias et des témoins, nous ont encore battus et que 47 d’entre-nous ont été arrêtés. En raison des photos, j’ai été étiquetée «La star des médias» par la police qui m’a menacée devant le poste de police. Après sept heures de détention, la police m’a finalement libérée, j’ai été la 2e à être relâchée parmi les derniers qui restaient au poste, mais ils m’ont laissé partir avec des menaces d’arrestation sans aucune raison ni provocation de ma part s’ils m’apercevaient à nouveau. Pour plusieurs jours, peut-être bien ou semaine ou même plus, je ne m’en souviens pas exactement, des autos patrouilles du poste 25 m’ont suivi sur le Plateau même si cela était hors de leur juridiction, ils se stationnaient durant la nuit devant chez moi et ils nous harcelaient moi ainsi que l’avocat qui me défendait pour Sex Garage (Robert St-Louis). J’ai pensé qu’ils étaient hors de contrôle totalement.
Comment cet événement a-t-il changé votre vie ?
Sex Garage n’était pas le début de ma carrière en tant que photographe. Mais j’ai perdu quelques emplois en raison de l’événement. Je devais travailler dans un bar du Plateau lorsqu’un policier en civil s’est présenté la première journée où j’ai commencé et ce, alors qu’une auto du poste 25 était stationnée juste devant l’éta-blissement. Tout cela combiné ensemble, a fait en sorte que le propriétaire est devenu très nerveux… En tant que photographe indépendante, je prenais des photos du festival Just For Laughs pour le compte du Village Voice (New York), mais l’éditrice avait une perception que ma vie sexuelle était aberrante. J’ai donc eu un différent avec elle lorsqu’elle m’a suggéré de la mettre sur le «hold» jusqu’à ce que mon fils devienne grand, et il n’avait que quatre ans ! Malgré tout, en tant que photographe et artiste, ce fut une période de ma vie des plus productives, j’ai poursuivi les expositions et des activités se sont ouvertes à moi probablement en raison de mon «exposure». Cependant, après que la police a procédé à une fausse arrestation deux semaines après Sex Garage – ils nous avaient pris mon avocat et moi au quartier général – j’avais décidé de me cacher quelque temps à Toronto.
Linda Dawn Hammond a participé à des dizaines d’expositions collectives et en solo dans des galeries d’art, des institutions de la culture et des musées à Montréal, Toronto, Ottawa, Victoria ainsi qu’en Angleterre. Ses photos ont fait leur chemin dans la métropole au Centre d’histoire de Montréal, lors de la récente exposition «Scandale ! Vice, crime et moralité à Montréal, 1940-1960».