Comme Lana Wachowski et sa sœur Lilly avaient juré ne jamais revenir sur ce qu’elles avaient créé il y a 24 ans, on peut dire que ce quatrième volet de la série culte Matrix, que Lana a réalisé en solo, est le film qu’on aurait jamais cru voir.
Matrix Resurrections revient d’entre les morts et propose une renaissance inattendue (et plus queer que jamais), qu’on avait toutes les raisons de redouter à l’heure de la franchise systématique et des reprises en série. Cette renaissance est probablement la conclusion de la saga. Et cette nouvelle itération du monde irréel imaginé par l’esprit de deux jeunes cinéastes est peut-être l’exception à la règle de l’over-franchise. Souvenez-vous qu’il y a 17 ans on quittait Néo et son monde, après son sacrifice qui permettait une vie en symbiose entre humains et machines. Ceux qui souhaitaient se libérer de leur contrôle pouvaient quitter ce monde virtuel. Zion, quant à elle, était saine et sauve. Matrix Resurrections se déroule 60 ans plus tard, dans un monde mis à jour, coloré et moderne. Un monde dans lequel Néo existe, mais sans Trinity, loin de son petit job de programmateur. Un monde qui le rend un peu dépressif. Il ne va pas très bien. Angoissé et solitaire, Néo – ou Thomas Anderson, c’est comme on veut — a du mal à faire la différence entre ce qu’il ressent et ce qu’il voit. Il a même un thérapeute pour l’aider à supporter sa vie à coup de comprimés… les fameuses petites pilules bleues.
Très vite, son passé va le rattraper. D’ailleurs, dès la première note de la musique d’ouverture du film, on sait qu’on va retrouver le monde de la matrice, mais ce retour nous propose une nouvelle réflexion sur cet univers, au-delà de ce qu’on a pu voir jusqu’à présent. En plus d’aborder le réveil de l’esprit, le refus du contrôle et de l’asservissement, le rejet du conformisme social et de proposer une réflexion sur ce qui détermine un être vivant et sur notre rapport au réel et à l’irréel, ce nouveau film nous propose cette fois-ci de nous interroger sur notre rapport à l’autre, sur les connexions de l’âme et sur le pouvoir
des sentiments.
Une grande partie du film se joue de la réalité et du passé, passant de l’humour au second degré, à la satire, à la dérision et à la nostalgie assumée, dans une mise en abime intelligente et recherchée. Certains plans nous rappellent, de manière assumée, le premier Matrix, alors que d’autres poussent certaines prouesses techniques à leur paroxysme, tout en s’en moquant. Le film s’amuse à reprendre des chorégraphies de corps à corps, pour mieux les déconstruire ou les réimaginer. La réinvention étant le maitre mot de cette nouvelle intrigue. Ainsi, le montage s’amuse avec la notion visuelle de réel et d’irréel. Désormais, la réalisatrice s’amuse d’échos visuels, comme elle sait si bien le faire, tout en réinventant le cadrage de certaines images dans des séquences d’action assez éblouissantes.
Le jeu visuel est souvent énergique et nerveux, notamment dans ces nouvelles séquences d’actions poussées à leur paroxysme, qui empruntent autant à l’univers original qu’au cinéma dans son sens le plus large. La franchise, bien que culte, n’était pas exempte de défauts, notamment dans ses suites, Reloaded, et particulièrement Revolution. Et ce retour d’entre les morts, au-delà d’offrir aux spectateurs une suite inédite et une nouvelle réflexion sur le monde de la Matrice et son rapport à la réalité, propose plusieurs corrections des erreurs et faiblesses des deux Matrix précédents. À commencer par la résurrection de Néo, son rapport à l’héroïsme, son statut de sauveur et son héritage messianique, en écho à la référence biblique. Dans Matrix Resurrections, son retour, contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, est moins spectaculaire et s’éloigne de l’image du prophète sauveur réincarné. Quant aux nouveaux visages des personnages — interprétés par Neil Patrick Harris et Jonathan Groff (deux acteurs ouvertement gais), ainsi que par Jessica Henwick ou Yahya Abdul-Mateen II en Morpheus décontracté (vous comprendrez en visionnant le film) — ils s’imbriquent dans ce monde avec beaucoup d’aisance et de justesse, comme s’ils avaient toujours existé.
Et Matrix Resurrections va plus loin, corrigeant même le plus grand problème d’un point de vue féministe de la précédente trilogie, à savoir le personnage de Trinity, qui se voyait réduit à la fonction de bras droit du héros. 20 ans plus tard, Lana prend le temps de déconstruire complètement ce qu’on attend de son personnage féminin principal et pousse les choses plus loin. On n’en dira pas plus pour vous garder la surprise, mais le film joue brillamment avec le cliché de la femme en détresse pour mieux le casser. Une correction bienvenue, pour un film qui célèbre le pouvoir féminin.
L’une des forces de Matrix Resurrections réside dans sa capacité à démanteler toute sa mythologie pour mieux la récréer et jouer avec l’intrigue originale. Une réinvention peut-être moins spectaculaire dans les scènes d’action, ici plus éparses, pour mieux dénuder le concept Matrix et l’amener vers l’essentiel : la capacité de sentir et de ressentir. Une mise à nue qui renoue avec des thèmes chers à la réalisatrice, qui a travaillé à nouveau avec ceux qui partagent cet amour de l’émotion : Tom Twycker à la musique, ou encore David Mitchell et Alexander Hamon au scénario. On retrouvera même des visages queer connus de la série de Netflix Sense8 — Max Riemelt, Biran J. Smith, Erendira Ibarra — dans la distribution du film.
À l’heure des extrêmes et de l’hyperpolarisation des opinions, que ce soit en société ou en virtuel sur les réseaux sociaux, tout en célébrant l’émotion, Matrix appelle à repousser l’ordre établi et le conformisme, à s’unir au-delà des différences. Une œuvre humaniste et profonde, qui vous transporte et vous habite bien après son visionnement.