L’inspiration ne se commande peut-être pas, mais elle se favorise. Ce n’est pas la première fois que Sylvain fait face à des délais serrés pour rendre une œuvre qu’il a procrastiné à produire. Il utilise les mêmes stratégies que par le passé pour se prédisposer à l’apparition des idées : il se permet de lire tout ce qui lui tombe sous la main; il marche beaucoup; il se remet même au vélo stationnaire, qui prend la poussière depuis trop longtemps.
Pourtant, rien n’y fait cette fois. La seule chose qui lui trotte dans la tête, c’est la recommandation de son ami Yan de dater des gens de son âge. La suggestion l’intéresse pour deux raisons : d’abord, la plus grande probabilité qu’ils soient matures; ensuite, la plus grande probabilité qu’ils soient pères. La conclusion à laquelle il est récemment arrivé, c’est que rencontrer un père est la meilleure manière pour lui de tester son propre désir de parentalité. Il a raté la chance de le faire à moitié en étant le parrain de sa nièce; et vu le non-désir d’Osman, les volontés contradictoires de Nick et Nico et la monoparentalité techniquement complexe de Yan, il n’y a pas beaucoup de chances qu’il devienne bientôt parent par procuration de ce côté…
Il finit par se dire qu’il ne lui sert plus à rien d’attendre la période de grâce habituelle après avoir été laissé : le fait de savoir aussi clairement ce qu’il veut lui indique qu’il est déjà passé par-dessus.
Il retourne donc sur les applis de rencontre et change les filtres de recherche. Plutôt que de ne chercher que des gars sous la barre des 30 ans, il indique désormais n’en chercher qu’au-dessus de cet âge. Parmi les pères potentiels, il y en aura sans doute plus qui ont été pères dans une ancienne vie hétérosexuelle et ont fait leur coming out sur le tard que d’homoparents séparés précocement. L’un comme l’autre lui conviennent… même s’il doit avouer préférer la deuxième option. Bien qu’il aime sentir qu’il apprend la vie à l’autre dans le cadre d’une relation, le faire avec une personne de son âge – voire plus vieille encore – serait sans doute passablement étrange.
Reste encore, parmi tous ces hommes à l’apparence plus mature, à en trouver qui soient pères. Il doit à ce sujet les filtrer lui-même; de ce qu’il sait, les applis n’offrent pas encore d’indiquer le statut familial. D’ailleurs, un filtre visuel ne suffit pas : la mode s’étant répandue d’afficher sur les applis des photos de soi avec les enfants de jeunes parents de son entourage comme s’ils sont les siens, il faut parler à tous ceux qui ont des enfants sur leurs photos pour savoir s’il s’agit bien des leurs.
La première tournée de Sylvain sur Tinder, portée par son enthousiasme, dure près de trois heures. Le seul vrai père qu’il a trouvé, de la catégorie ancien hétérosexuel, a près de soixante ans et ne l’intéresse pas du tout. Il s’est préparé à devoir céder sur son attirance en se détournant des plus jeunes, mais il y a toujours bien une limite… Les neuf autres gars dont les profils affichaient des enfants, et qu’il est donc allé interroger, lui ont tous très vite répondu que ce sont ceux de leur fratrie ou de leurs amis. (Au moins, étant donné qu’il va droit au but, il ne perd pas de temps avec chacune de ces rares prises.)
Son feu sacré est sur le point de s’éteindre quand il tombe sur le gros lot : un homme de la mi-trentaine comme lui, plutôt charmant, qui n’a pas de passé homosexuel, mais un passé homoparental et une enfant de 5 ans. Il se lance avec entrain dans un interrogatoire pour comprendre cette anomalie, mais l’autre lui répond rapidement que c’est une trop longue histoire pour être racontée à l’écrit. Que dit Sylvain de le voir très bientôt? Ce dernier ne se fait pas prier et accepte un rendez-vous pour le weekend prochain.
Allégé d’une partie de son obsession, son esprit se remet à vagabonder. Il ne peut pas dire que les idées affluent, ni qu’il ait celle d’un livre qui ait le potentiel d’être à la hauteur de ce qu’il a promis à son éditrice. Mais il s’efforce de ne pas trop se le reprocher : après tout ce temps, la machine doit bien se dérouiller…
Il a réussi à jeter quelques esquisses de plan d’intrigue sur le papier quand il se rend au monument à Sir George-Étienne Cartier à l’heure dite le samedi suivant. L’ascension du mont Royal est un de ses contextes de rencontre préférés : on se regarde si on veut sans y être forcé, et on peut sans gêne laisser les gens qui défilent faire la conversation à sa place un moment si nécessaire.
Julian est aussi plaisant en personne que numériquement. Ils parlent de tout et de rien – mais surtout de tout – avec une profondeur dont Sylvain, habitué à des gars moins murs, a perdu l’habitude dans ce genre de circonstances : il doit cependant avouer qu’elle lui revient à la vitesse du galop, comme le naturel qu’il a chassé. Il fait subtilement dévier la conversation vers la parentalité de Julian. Celui-ci lui raconte en toute transparence ce qui lui en a donné envie et ce qui a fait échouer la relation avec son ex. Il lui parle des défis de la garde partagée, du fait de dater avec une enfant, etc.
Sylvain déclare que lui, au contraire, à hâte de rencontrer la petite Léanne. Julian lui dit en souriant que ça reste un grand pas – au moins aussi officiel que la présentation aux parents. Perspicace, il creuse la motivation de Sylvain et lui fait vite avouer que c’était son critère de recherche sur les applis. Il en prend d’autant moins ombrage que Sylvain précise lui trouver de nombreuses autres qualités. « Tant mieux. Et pour ma puce, ne perds pas espoir : je ne dirais pas non à lui trouver un beau-père. »