Il y a trois semaines que Sylvain et Julian ne se sont pas reparlé. Eux qui, auparavant, passaient tout leur temps ensemble, ils ont brusquement interrompu toute communication. Pourquoi ? Une broutille, un malentendu ou encore un mot qui a mal sauté par-dessus la barrière linguistique qui les sépare et qui est devenu rien de moins qu’une avalanche. Sylvain voudrait croire qu’il n’est pas dans le tort, mais ne pouvant en être certain, il s’autoflagelle comme savent si bien le faire ceux qui ont beaucoup de mots pour tout se reprocher.
La petite Léanne lui manque presque autant que son père. Il s’est habitué à sa légèreté, à sa bonne humeur permanente, à son habitude de déplacer les feuilles de ses projets répandues partout dans son
appartement. À travers Julian, il est en quelque sorte devenu un père — à la différence que cette garde peut lui être retirée n’importe quand. Il n’avait pas pensé à ce risque jusqu’à maintenant, puisque leur
relation allait plutôt bien. Mais voilà qu’elle trébuche pour la première fois et qu’il se rappelle sa profonde solitude.
Ses amis font ce qu’ils peuvent pour le soutenir. Ils passent le voir aussi souvent que possible ; ils s’organisent même pour se relayer et éviter de le laisser seul. Mais ils ont leurs obligations à remplir et leur vie à vivre, et sans doute qu’ils s’attendaient à ce que le froid entre Sylvain et Julian dure moins longtemps que trois semaines. « L’as-tu relancé pour savoir ce qu’il en est ? » « Oui, évidemment. Il m’a dit que tout allait bien de son côté, mais qu’il n’était pas encore prêt à me reparler. » « Je ne sais pas trop ce qui s’est passé, mais vous en êtes-vous reparlé ? » « Oui, bien entendu. Je pensais que c’était réglé. Et ça semble l’être. Mais la colère ne part pas. »
« Ah ! la fierté des Latinos, toujours ! »
Donc Osman, Nick, Nico et Yan finissent par le visiter de moins en moins. Et pendant les journées aussi, il se morfond. Lui dont le travail d’écrivain n’est pas aussi régulier et prenant que celui de la plupart des gens, il lui est facile de se mettre à tourner en rond et de devenir absolument improductif. Et c’est bien ce qui arrive. Comme trop souvent avant qu’il rencontre Julian, les mots commencent à lui échapper. Pour la première fois depuis longtemps, il a débuté un projet de roman qui l’enthousiasmait ; mais il ne trouve plus désormais la motivation de s’y remettre avec la moindre assiduité. Un long moment, il envisage de retourner à l’alcool.
Il fait de l’œil aux bouteilles restées dans son bar, ces bouteilles dont il ne se rappelle pas la dernière fois qu’il les a touchées. Il se souvient du soulagement que l’alcool apportait autrefois à sa solitude et à ses angoissantes heures de page blanche. Il imagine ce feu couler dans sa gorge et, surtout, cet apaisement se répandre dans ses veines et son cerveau. Il se verse un verre… qu’il jette aussitôt dans l’évier. Non. Il ne doit pas retomber. Pas après avoir fait tous ces efforts pour rester sobre, et après y être arrivé grâce à Julian et Léanne.
La quatrième semaine après ce qu’il convient désormais d’appeler leur séparation est déjà bien avancée quand il se dit qu’il n’en peut plus. Il doit faire quelque chose, sinon il tombera pour de bon en dépression — et alors, même le retour de Julian ne serait plus suffisant pour le faire réémerger. Il doit s’entretenir au moins pour être prêt à redevenir le Sylvain lumineux qu’il réussissait à être grâce à son copain. S’il n’y parvient pas, il craint que Julian le fuie encore plus, au point qu’il en vienne à le perdre pour de bon.
Il se met donc à écrire à propos d’eux. Tant qu’à vivre à fond son chagrin d’amour, aussi bien tenter d’utiliser l’écriture comme moyen cathartique de passer par-dessus. Il écrit à Julian tout ce qu’il voudrait lui dire. Il revient longuement sur les évènements qui ont mené à ce silence prolongé ; il s’excuse de tout ce qu’il a pu dire ou faire et qui aurait blessé Julian ; il assume toute la responsabilité. Il raconte comment il se sent en son absence et, à travers ses sentiments, il décrit toute la place que Julian en est venu à occuper dans son quotidien. Il parle de ce qu’il aimerait faire avec lui si ce précieux temps ne leur était pas volé, et il espère qu’ils sauront le rattraper dans l’avenir. Il se crée mille exercices de style qui l’impliquent tous : il transforme les photos de Julian en descriptions écrites ; il en fait le personnage central de quelques nouvelles ; il imagine des plans de romans qui le mettent en scène dans toute sa complexité et dans toute son unicité.
Ces occasions de creuser les qualités et les défauts de son amant, si elles soulagent sa peine le temps du travail, ne la rendent qu’encore plus vive le reste du temps, puisqu’elles entretiennent sans cesse le souvenir de ce qui lui manque. Il en vient à considérer que l’écriture l’a trahi et arrête donc de s’y livrer. Puis, en y réfléchissant, il constate que c’est seulement qu’il n’a pas suffisamment sublimé sa relation. Bien entendu, se plonger dans la spécificité de Julian ne pouvait que tourner le fer dans la plaie ; mais raconter une histoire centrée sur les émotions qu’il traverse tout en les plaçant dans un contexte entièrement nouveau, voilà qui serait sûrement susceptible de l’aider davantage.
Les prochaines nouvelles qu’il écrit sont en effet bien plus libératrices que les précédentes. Aussi, il se dit qu’il y aura là plus de matière à publication : son potentiel lectorat ne sera pas aussi obsédé par Julian que lui, mais il pourra être touché par la souffrance de la rupture, du deuil et de tous ces autres éléments déclencheurs de l’absence qu’il utilise comme moteurs de ses intrigues.
Puis, enfin, Julian l’appelle et lui dit être prêt à ce qu’ils se revoient.6