À mi-chemin entre l’essai et le récit personnel, La peau hors du placard (Éditions Seuil) est un ouvrage éclairant, percutant, nécessaire et franchement bien écrit sur la réalité des hommes gais asiatiques et les préjugés qui leur collent à la peau. Fugues en a discuté avec son auteur Jean-Baptiste Phou.
À 10 ans, ta mère a dit que tu allais marier une femme chinoise quand tu serais adulte. Presque au même moment, tu as compris que tu étais attiré par les garçons. Comment as-tu vécu cette situation ?
Jean-Baptiste Phou : Comme une imposition sur ce que devait être ma vie, d’un point de vue familial et amoureux. Ça allait en contradiction avec ce que je ressentais à l’intérieur. En plus, à cette époque-là, je n’avais pas de mots pour décrire ce que je commençais à ressentir. Je n’avais aucune représentation dans les médias ou à l’extérieur de chez moi : rien ne me montrait qu’il y avait une autre voie que celle que mes parents voulaient m’imposer. Je pensais que j’étais anormal et que ma vie serait forcément un drame.
Tu rêvais d’un coming out comme tu en voyais à la télévision américaine dans les familles blanches, mais ça ne s’est pas passé ainsi. Après ta sortie du placard, ton père ne t’a plus parlé pendant des mois et ta mère a proposé d’aller voir un docteur. Quelles traces tout cela a-t-il laissées ?
Jean-Baptiste Phou : Puisque je ne pouvais pas les satisfaire, j’ai décidé d’habiter cette déception et de me permettre de chercher qui je suis vraiment, sans tenter de correspondre à leurs attentes. Ça ne m’a pas écrasé à ce moment-là. C’était presque une porte de sortie. Certains diront que ça m’a fortifié, mais je n’en sais rien. Je crois plutôt que ça m’a fragilisé, car ça m’a poussé dans des situations précaires : j’ai fugué à 17 ans et je me suis retrouvé avec des hommes qui ont abusé de moi, en profitant de cette situation.

Quand tu as commencé à sortir à Paris, tu étais constamment réduit à ton état d’homme asiatique. Quels sont les clichés auxquels tu faisais face dans le milieu queer ?
Jean-Baptiste Phou : Dans le livre, j’évoque ce que j’ai vécu dans le Marais dans les années 1990-2000, mais encore aujourd’hui, on est conditionné par cet imaginaire. Selon plusieurs personnes du milieu queer, l’homme asiatique serait uniquement passif, peu membré et imberbe. Apparemment, on aurait tous les mêmes caractéristiques physiques. Et culturellement, on serait des personnes soumises, discrètes et effacées, ce qui se transposerait au lit. Ils imaginent des petites choses frêles avec qui on fait ce qu’on veut.
Que réponds-tu à ceux qui se contentent de dire qu’ils ont des préférences qui n’incluent pas les Asiatiques ?
Jean-Baptiste Phou : C’est vrai qu’on a envie de se dire qu’on peut être libre d’aimer ou d’être attiré par qui ont veut. On n’a pas envie que quelqu’un fasse la police en disant que ce qu’ils expriment est raciste. Je crois qu’on a tous des goûts. Ce serait hypocrite de dire qu’on aime tout le monde de la même façon. Mais ce que j’essaie d’approfondir dans le livre, c’est que certaines de ces « préférences » sont des constructions sociales. On a hiérarchisé des groupes et imposé des stéréotypes : les Noirs aux grosses bites, les Arabes dominants, les Asiatiques passifs-soumis. On les a essentialisés. C’est pour ça qu’on ne parle plus tellement de « préférences », mais de conditionnements racistes. Malheureusement, beaucoup de personnes ne poussent pas la réflexion jusqu’au bout.
Pourquoi les hommes asiatiques ont-ils été catégorisés comme « peu désirables » ?
Jean-Baptiste Phou : Ça vient en partie de l’époque coloniale. Les Européens de l’époque ont notamment justifié leurs conquêtes par des théories prétendant qu’ils avaient droit de conquérir ces peuples, car ils étaient moins évolués qu’eux. Il y avait donc une déshumanisation des populations : ils se donnaient le droit de les exploiter, de les violer, de prendre leurs terres et d’accaparer leurs richesses. Sur le plan sexuel, c’était une façon de les décrédibiliser auprès de leurs femmes autochtones, qu’ils voulaient aussi accaparer, et des Blanches qui allaient ensuite coloniser ces pays-là. L’image accolée aux hommes asiatiques, il y a plusieurs siècles, était désexualisée. Ils étaient juste des petites mains capables de produire des choses. On leur enlevait leurs « attributs virils ». Dans la communauté gaie, encore aujourd’hui, on vénère l’homme alpha, le mâle musclé qui a le torse velu et une grosse bite. Puisque l’homme asiatique ne correspond pas à ça dans l’imaginaire, il se retrouve au bas de l’échelle.
À l’inverse, il y a aussi ceux qui ne prêchent que par les gais asiatiques.
Jean-Baptiste Phou : Certaines personnes sont attirées par l’imaginaire des petites choses imberbes, soumises, avec qui on peut tout faire. C’est ce que j’appelle les Asiaphiles ou les rice queens : ils sont fascinés par l’imaginaire du corps glabre, imberbe et un peu androgyne. Très jeune, je ressentais un malaise face aux personnes qui nous rejetaient de façon essentialisante et celles qui nous convoitaient aussi de façon essentialisante. Donc, à 15-16 ans, j’ai décidé de ne pas rentrer dans cette dynamique. Je ne cherchais pas à sortir ou à coucher avec des Blancs, parce que j’entrevoyais que ce groupe m’enfermait dans un autre groupe, et que dans la hiérarchie mise en place, seuls les Blancs avaient le droit d’avoir des préférences et une personnalité. Ils pouvaient se définir comme ils voulaient, alors que nous étions réduits à une case. Je suis donc allé chercher ailleurs. Mais avec le temps, j’ai compris que je reproduisais la même intolérance que je subissais et que ce n’était pas une solution de se catégoriser et de se rejeter les uns les autres.
INFOS | La peau hors du placard de Jean-Baptiste Phou, Éditeur Seuil, 2024