Jeudi, 28 mars 2024
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    Trajectoire d’une rencontre sexuelle à risque

    La majorité des participants d’Oméga rapportent avoir déjà vécu au moins une rencontre sexuelle où ils croient vraiment s’être placés en situation de contracter le VIH. Si une minorité associe cette prise de risque uniquement à des pratiques classifiées dans le groupe des pratiques à risque réduit (impliquant le sexe oral), un certain nombre d’entre eux ont connu un bris de condom lors de cet événement sexuel (7%) alors que la plupart, soit 75%, déclareront explicitement avoir eu du sexe anal non protégé. Pourtant, presque tous affirment qu’au début de cette relation sexuelle, ils avaient la ferme intention d’éviter le sexe anal (32%) ou d’utiliser le condom (65%). Comment expliquer cette prise de risque malgré une forte motivation d’avoir des pratiques sécuritaires? 

    La réponse à cette question est complexe et demande qu’on reconstitue la trajectoire de la rencontre sexuelle à partir de la période de drague jusqu’à la période ayant suivi la relation sexuelle elle-même. Qui est donc ce partenaire pour qui on a craqué? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cet événement s’est produit tant avec un partenaire connu (ami, amant, conjoint, ex ou actuel) qu’avec un one-night. Plus de la moitié des participants déclareront qu’ils ne connaissaient pas le statut sérologique VIH du partenaire rencontré, alors que 14% savaient que ce partenaire était séropositif. Pour la plupart, la rencontre s’est produite dans un lieu public (17% au sauna, 45% dans les bars, cafés, etc.), mais le tiers des participants disent aussi avoir rencontré ce partenaire dans un lieu d’ordre privé (chez des amis, à un party privé, etc.). Quel a donc été le premier élément déclencheur dans la poursuite de cette aventure? Ce n’est pas tant les caractéristiques physiques du partenaire, son âge, sa beauté, son style ou sa personnalité, mais bien l’intensité de l’attirance physique et sexuelle que ce partenaire semblait ressentir pour soi dès les premiers instants. Certes, on était soi-même très attiré, mais le désir de l’autre envers soi semblait encore plus grand. La consommation d’alcool et de drogues pendant la période de drague par l’un ou l’autre des partenaires n’est pas ce qui caractérise la majorité de ces rencontres. Moins d’un participant sur cinq raconte qu’ils étaient sous l’influence de l’alcool et moins d’un sur dix, sous l’influence de drogues. La consommation de drogues augmente légèrement entre le début de la drague et le début de la relation sexuelle, la mari, l’ecstasy et les poppers étant le plus souvent mentionnés. Pendant la relation, c’est autour de 15% des couples qui rapportent avoir consommé des poppers.

    Du début de la drague jusqu’à la relation sexuelle, il peut s’écouler moins de cinq minutes (15% des événements racontés) ou plus de deux heures (26%), mais la plupart du temps, la période de drague se situe entre ces deux intervalles. Le temps écoulé dépend évidemment du lieu de rencontre (la drague étant plutôt secondaire dans les saunas…), mais on voit un déplacement des couples qui quittent les lieux publics vers des lieux privés. Pendant cet intervalle, le désir monte… mais il n’est pas que sexuel. Les désirs les plus forts et qui montent le plus, sont l’envie de trouver un peu d’affection, de trouver quelqu’un qui nous serre dans ses bras ou le goût d’être bien, de vivre quelque chose d’intime et de réconfortant. Pour plus du tiers des participants, on souhaite cette relation sexuelle dès le début de la drague, mais on ne pense pas nécessairement au sexe anal. Ce désir d’avoir du sexe anal augmente toutefois au fur et à mesure que l’on perçoit le désir et l’excitation de l’autre. Il sera à son comble au début de la relation sexuelle pour un participant sur trois, l’envie de pénétrer semblant plus forte que celle d’être pénétré.

    De la période de drague jusqu’à la relation sexuelle, l’événement est marqué par une excellente communication (verbale et non verbale) et un partage harmonieux des rôles entre les deux partenaires… sur le plan sexuel. La chorégraphie sexuelle est bien orchestrée. La plupart du temps, les deux partenaires conviennent tacitement de la suite des événements et les premières initiatives sexuelles sont prises conjointement. Pendant la relation, l’un et l’autre savent exprimer ce qu’ils désirent sexuellement. Cette excellente communication sur le plan sexuel contraste avec la quasi-absence de dialogue implicite ou explicite sur la question du sexe sécuritaire. Ainsi, même si plus de la moitié des participants (54%) rapportent que l’un ou l’autre des partenaires avait un condom sur lui, la majorité n’ont pas abordé cette question, même indirectement. Six fois sur dix, aucun des partenaires n’aura pris l’initiative pour que la relation reste sécuritaire. Sur ce point, le partage des rôles reste discret.


    Après coup, les participants apportent leurs propres explications à ce qui s’est passé. L’intensité du moment et le besoin d’abandon résument bien les justifications données par la majorité d’entre eux. Une excitation sexuelle très forte, l’envie de s’abandonner, d’être aimé, mais surtout désiré, et un partenaire tellement spécial, voila ce qui explique cette acceptation du risque potentiel. La perte de contrôle regroupe un nombre presque aussi important de justifications. On dira que tout est allé trop vite, qu’on n’a pas eu le temps de réagir, que c’est arrivé malgré soi, sans qu’on réalise exactement ce qui se passait. Un état d’intoxication avancé est toutefois mentionné par une minorité de participants. D’autres justifications, données moins souvent, tournent autour du fait que, pour une fois, on voulait vivre le moment présent et oublier que le sida existe, qu’on se sentait à ce moment-là invulnérable, qu’on en avait marre de toujours avoir des pratiques sécuritaires et que le condom aurait tout gâché. Finalement, certains blâmeront leur partenaire, qui les aurait poussés, malgré eux, à avoir des pratiques à risque, alors que d’autres ajouteront qu’ils avaient perdu le contrôle sur ce que leur partenaire faisait.
    Ce qui vient d’être raconté est une approximation bien grossière de ce qui se passe en termes d’interaction entre des partenaires qui s’engagent dans une rencontre sexuelle potentiellement à risque d’infection au VIH. Une bonne proportion des hommes gais ont vécu ou vivront, à un moment ou l’autre, ce type de rencontre, tellement spéciale et intense, tellement pas comme les autres, qu’elle vaut à leurs yeux la peine d’être vécue dans l’abandon et dans l’oubli momentané d’un spectre aussi sombre que celui du VIH/sida. Cette réalité dépasse largement ce que les efforts de prévention sont en mesure de toucher, mais elle est profondément humaine et nous confronte à la complexité et au sens profond de la sexualité, particulièrement chez des hommes qui, pour toutes sortes de raisons qu’il faudra sans doute mieux comprendre et nommer, cherchent, au-delà de la satisfaction sexuelle, à combler certains besoins affectifs et à laisser s’exprimer cette quête d’intimité à l’autre. Certaines rencontres sexuelles semblent à ce point combler ces besoins que celui plus rationnel de protéger sa santé perd de sa valeur, du moins, momentanément.

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