« J’étais dans ma deuxième vie. Je venais de rencontrer la mort. J’étais parti. Puis revenu. Je courais. Je courais. Vite, vite. Vite, vite. Vers où? Pourquoi? Je ne le sais pas pour l’instant. Je ne me rappelle pas tout. Je ne me rappelle rien maintenant à vrai dire. Mais ça va venir, je le sais. »
Oui, cela va venir. Cela prendra un livre, un roman, autobiographique comme l’était L’armée du salut (Seuil, 2006), dans lequel un narrateur, un dénommé Abdellah Taïa, racontait son départ du Maroc bien-aimé pour l’Europe où il espérait étudier et écrire.
C’est toujours, dans Une mélancolie arabe, le même narrateur, qui a maintenant 35 ans, et qui dans ces premières lignes – magnifiques – du roman condense son aventure ou, plutôt, sa quête amoureuse, qui tient plus de l’affliction que de la joie, de la peur que du comblement. Entre la témérité et l’accablement, il court, il court, après son destin, possédé par l’amour et dépassé par lui.
Il court vite, car il essaie de se rappeler ses quatre ans de vie avec Slimane, ses hauts et ses bas qu’il a notés dans deux cahiers qui ont été perdus, puis retrouvés, rendus par Slimane lui-même, mais caviardés. Des bouts de texte, des instants de folie, de poésie, d’amour, comme des photomatons – photos développées automatiquement et qui fixent une identité précaire comme ces chapitres d’Une mélancolie arabe qui sont des tentatives de consolidation de soi. Une course, oui, qu’on suit comme un suspense : le livre est ponctué par les trois coups de la mort, trois chutes, trois résurrections.
Né à Salé, près de Rabat, le petit Abdellah, mince et efféminé, se fait appeler méchamment par les adolescents du coin Leïla. Il est fasciné par Chouaïb, un ado plus vieux que lui, déjà la barbe au menton, et qui ne veut que son cul – mais qu’il ne réussit pas à avoir. Exaspéré, Chouaïb, avec trois autres compères, tente un viol, mais qui n’aura pas lieu. L’écrivain nous tient subtilement en haleine durant cette scène : il sera sauvé par le chant du muezzin.
Après cette agression, Abdellah touche un poteau électrique et s’électrocute. Mort? Non. « Je venais rencontrer la mort », écrit-il au début de son roman. La mort lui sera un fidèle compagnon, l’amenant au bord de ses gouffres, comme cette autre fois où l’avion qui le ramène du Maroc à Paris décroche et chute vertigineusement. Il en sort indemne. Comme cette troisième fois où, au Caire, pris d’une crise de panique après sa visite à la Cité des Morts, il s’écroule, victime hallucinée d’une hémorragie : « la vraie mort, note-t-il, la mort en direct,
consciemment. » Cette fois, il est aidé par une dame en noir, une juive.
Les brefs chapitres de ce roman sont l’écriture de moments de tension, de moments effectivement tendus par le désir, mais autant de vivre que de mourir. Abdellah est un impatient – c’est pourquoi il court, il court. Il ne peut pas attendre. Il faut que chaque rencontre devienne cet unique coup de foudre pour toujours. Mais rien ne se produit comme il le voudrait.
Le réel est un démenti féroce. Une sorte de trahison constante de ce qu’il veut. On ne peut pas contrôler « cette machine des sentiments qui [nous] guide à notre insu ». Que reste-t-il à faire pour être soi, assumer son destin, accepter l’impossibilité de l’amour? On le savait depuis son premier roman : pour Taïa il reste l’écriture.
Le romancier clôt son roman par un poème classique de la littérature arabe, écrit par Bachar Ibn Bourd au VIIIe siècle, et qui résume ces quelque trente années de la vie du Marocain :
“Entre la tristesse
et moi-même,
j’ai noué de longues relations,
qui ne cesseront plus jamais,
à moins que ne cesse un jour
l’éternité.”
Tout le livre d’Abdellah Taïa est dans la beauté de cette mélancolie infinie évoquée.
Une mélancolie arabe / Abdellah Taïa. Paris : Éditions du Seuil, 2008. 142p.