Il y a quarante ans, l’écrivain et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini était assassiné sur une plage non loin de Rome. Mais ce génie est pour nous toujours vivant. De nombreuses publications en Italie rappellent combien sa perte a été grande et combien il nous manque. En français, le roman La contagion de Walter Siti nous permet, presque mélancoliquement, de revenir sur cet intellectuel irremplaçable; de même que la publication complète de Poésie en forme de rose par son plus fidèle traducteur, René de Ceccaty.
Walter Siti est, comme on dirait ici, un cas. Auteur d’une thèse sur Pasolini, ce professeur de littérature né en 1947, qui a publié en 12 tomes toute l’œuvre de PPP, décide à cinquante ans de tout larguer et se met à écrire frénétiquement un roman, Leçon de nu (« Scuola di nudo ») dont j’ai parlé ici même, dans Fugues (Éditions Verdier, 2012).
Cet homosexuel est fasciné par le corps des hommes musclés. Emmanuelle Treve raconte dans Quelque chose d’écrit (Aces Sud, 2013) que Siti avait décoré son salon de dix photos agrandies des dix gars les plus beaux qu’il avait rencontrés. On voit donc ici sa personnalité. Son roman était décrit par lui comme un «manuel d’anthropométrie à usage pornographique».
Mais Leçons de nu est bien plus que ça. C’est un peu le pendant de l’Italie des années 1990 ce que Pétrole, de Pasolini, a été pour les années 80, tant il brasse les mêmes thèmes (la corruption, la publicité, la télévision, l’hédonisme, le consumérisme, la marchandisation des corps, etc.). Vrai-faux roman, Leçon de nu était déjanté au possible.
Ceux qui l’ont lu ne seront pas déstabilisés par ce quatrième roman La contagion (« Il cotagio »), aussi baroque, cru et provocateur que le premier. Le romancier jette un regard acéré sur ces borgati (« faubourgs » en français) de Rome, qui se sont étendus après la guerre de façon désordonnée et illégale. C’est le monde que décrivait Pasolini dans ses romans Les ragazzi et Une vie violente et dans son film Mamma Roma.
Au départ, un peu comme dans La vie mode d’emploi de Georges Perec, le roman nous fait entrer dans le quotidien des habitants d’un immeuble: Chiara et son mari Marcello, ancien bodybuilder bisexuel, Francesca, handicapée militante, Bruno, supporter de la Roma, Gianfranco, le dealer, Eugenio, dit la Toupie, et bien d’autres qui les fréquentent, des personnages qui apparaissent et disparaissent sans crier gare.
Le roman est touffu, sophistiqué et, surtout, effrayant par le portrait d’une Italie au bord du chaos. La drogue est ici la seule nourriture; le vol devient un sport; le sexe constitue l’unique obsession des gens, si on peut, notamment, passer d’un homme à une femme et vice-versa et être entre hommes. En fait, tous rêvent de vivre une vie comme en mènent les plus nantis, gouvernants, financiers et stars du cinéma et de la télévision – et là-dessus, Siti rejoint encore une fois Pasolini qui annonçait ce conformisme capitaliste.
Le romancier nous montre la déliquescence morale de toute une société que rien ne semble arrêter. C’est grinçant, cauchemardesque même. Siti est un prophète de malheur, mais d’un vrai malheur, celui qu’on commence ici même à connaître au Québec.

Walter Siti est lyrique et critique comme pouvait l’être Pier Paolo Pasolini, et comme on le constatera en lisant la somme qu’a préparée René de Ceccaty de Poésie en forme de rose, publié la première fois en Italie en 1964, alors que le poète est déjà connu, qu’il est devenu une figure incontournable du monde littéraire et cinématographique (il était en train de tourner L’évangile selon saint Matthieu).
Cette édition bilingue nous fait rentrer dans la tête et le cœur d’un Pasolini blessé, mais révolté, dans son amour d’un monde qui se perd, et dont l’inspiration est douce et douloureuse. Une nouvelle poétique du temps s’y construit à même le corps et l’esprit de l’artiste, entre passion et détestation. Quoique expérimentale sous plusieurs aspects, c’est une poésie très instinctive, proche du journal, mais aussi de la description journalistique.
Pasolini est à la recherche d’une réalité nue, de celle qu’il appelle et qui n’existe plus. Ceux qui ont lu Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Garcia Lorca, Machado et surtout Dante s’y sentiront à l’aise. Grand tourmenté, c’est un pur mélancolique, même si pour lui la poésie est action, ancrage dans l’espace et le temps; ses références à l’actualité présente et passée sont nombreuses, qu’heureusement les notes de Ceccaty éclairent. Poésie intense que celle-là.
La contagion / Walter Siti, traduit de l’italien par Françoise Antoine. Paris: Éditions Verdier, 2015. 334p. (coll. Terra d’altri)
Poésie en forme de rose / Pier Paolo Pasolini, traduit de l’italien, annoté et préfacé par René de Ceccaty. Paris: Rivages poche, 2015. 490p. (coll. Petite bibliothèque)