Quatre auteurs français, trois vivants et un disparu. Quatre points de vue, quatre styles. Des univers différents.
Depuis sa disparition en 1991, on reçoit presque chaque année des nouvelles d’Hervé Guibert par rééditions et mises à jour de son œuvre. Voici un recueil d’articles qu’il a écrits entre 1985 et 1986 pour l’hebdomadaire L’Autre Journal, auparavant un mensuel fondé par Michel Butel. Ce périodique se distinguait des autres par son ton très libre, éditant chroniques, poèmes, photographies, un lieu idéal pour un écrivain comme Hervé Guibert à la plume si tonique et poétique et qui s’était fait connaître avant par sa collaboration au quotidien Le Monde.
Ces articles constituent en quelque sorte l’acmé d’une œuvre littéraire à nulle autre pareille. C’est donc en tant qu’écrivain, journaliste et photographe que Guibert donne ses papiers toutes les semaines. Son style, exigeant et particulier, convient parfaitement à l’hebdomadaire. Il peut y glisser en douce, et même effrontément, ses obsessions quant aux relations humaines, au sexe et à l’écriture.
Ainsi recueille-t-il la parole d’une dame née en 1895 parlant de sa vie sexuelle. Il s’entretient avec l’écrivain autrichien Peter Handke pour se demander si on peut consacrer toute sa vie à l’écriture. Certains papiers nous renvoient à son œuvre, comme ces deux beaux articles sur des enfants exceptionnels, lui qui a écrit Voyage avec deux enfants, livre qui rappelle par son style les livres d’Eugène Savitskaya dont il publie une photo.
Touchant à la fois à l’intime et à l’universel, ce recueil résume admirablement le regard exceptionnel qu’Hervé Guibert jetait sur le monde et la vie. Il complète parfaitement le premier tome des Articles intrépides 1977-1985 (Gallimard, 2008).
Les premiers textes littéraires de Guibert avaient été édités par la revue Minuit que dirigeait alors Mathieu Lindon, actuellement responsable des pages Livres à Libération. Fils de l’éditeur Jérôme Lindon, ce dernier publie depuis trente ans une œuvre intense par ses thèmes et unique par son écriture, ce dont j’ai souvent parlé ici, dans Fugues.
Voilà qu’il sort Je ne me souviens pas, évocations en guise de fausse autobiographie dont le titre pourrait être «Antimémoires». Ils font référence à sa vie, mais d’une manière plutôt lacunaire, labile.
Sous la forme de fragments qui ne suivent pas un ordre chronologique, Lindon dessine un portrait de son enfance et de son adolescence qui peuvent rappeler des souvenirs aux lecteurs nés dans les années 50. Le temps passe et la mélancolie s’installe dans ces textes souvent émouvants dans leur étrange décalage d’une écriture de la négation : «Je ne me souviens pas de mon âge, je crois que je peux être amant avec n’importe qui. Je ne me souviens pas que je vais mourir et mon sexe sans doute avant moi…»
Voici un autoportrait d’un auteur qui veut s’oublier dans la fugacité des sentiments et des impressions qu’il a traversés comme un fantôme.
Autre auteur qu’il n’est pas nécessaire de présenter, Dominique Fernandez, ci-devant membre de l’Académie française. Il s’est fait connaître auprès du public gai par son livre, qui a eu un immense succès, L’étoile rose (1978). Ayant publié plus de 50 livres, dont beaucoup d’essais (ses meilleurs concernent l’Italie), des romans (dont Dans la main de l’ange inspiré de la vie de Pier Paolo Pasolini), ayant donc une longue carrière comme une longue vie (il a 85) ans, Fernandez, à l’occasion d’un colloque sur «Art, sexe et littérature», propose à Arthur Dreyfus, qui a 30 ans, auteur d’une Histoire de ma sexualité (dont j’ai parlé ici, à Fugues), un échange épistolaire.
Appelant une totale liberté de ton et de sujets tout autant que la confidence et la spontanéité, Correspondance indiscrète qui a duré cinq mois, touche, entre autres choses, abondamment la littérature et l’homosexualité, ainsi que le cinéma et la peinture. Quoique des événements intimes soient amplement abordés, concernant leur enfance et leur adolescence – des moments qui peuvent être graves et même dangereux pour des homosexuels – les deux auteurs ne sont pour ainsi dire aucunement sur la même longueur d’onde.
On pourra adhérer selon ses goûts, son éducation ou son âge aux propos de l’un ou de l’autre, les deux écrivains se montrant très brillants, fréquemment sophistiqués, toujours radicaux dans leurs propos et leurs explications. Cinquante ans les séparent et cela se sent : Fernandez m’apparaît trop souvent prudent, élitiste, vieux jeu, alors que Dreyfus avec son ton moderne, frondeur, véhément correspond plus à mes inclinations tant idéologiques qu’artistiques.
L’Autre Journal : Articles intrépides 1985-1986 / Hervé Guibert. Paris: L’Arbalète-Gallimard, 2015. 173p.
Je ne me souviens pas / Mathieu Lindon. Paris: P.O.L., 2016. 157p.
Correspondance indiscrète / Arthur Dreyfus et Dominique Fernandez. Paris: Grasset, 2016. 301p.