Dès le départ, cette série voguant sur les eaux tumultueuses de la piraterie et des relations entre hommes avait de quoi séduire. Plusieurs se demandaient cependant si ses prémisses mèneraient bien à une réelle représentation LGBTQ2S+ ou, au contraire, à un pétard mouillé. Eh bien, préparez-vous à l’abordage puisque la carte de Our Flag Means Death (Le gentleman pirate, en français) mène bien à un trésor !
En effet, on est bien loin d’une série truffée de techniques accroche-queer (queerbaiting), laissant entrevoir une intrigue gaie sans cependant dépasser le stade de la simple métaphore ou du sous-entendu humoristique. Au hasard, on peut rappeler Supernatural, Doctor Who, Merlin, Teen Wolf, Sherlock ou la saison 1 de Bridgerton qui ont allègrement fait leurs choux gras de telles tactiques. Produite pour HBO Max (Crave, au Canada), la série représente un projet cher au cœur du réalisateur Taika Waititi (Les Gardiens de la galaxie, What We Do in the Shadows, Thor: Ragnarok), un cinéaste on ne peut plus iconoclaste et déjanté : on était donc en droit de s’attendre à un résultat sortant des sentiers battus. Et, effectivement, dès le départ, la série se distingue en abordant de plein fouet des thématiques de construction des genres, d’orientations sexuelles, d’intimidation et de masculinité, qu’elle soit ou non toxique.
L’action se déroule en 1717 et est très librement basée sur deux personnages qui ont véritablement existé. Stede Bonnet (Rhys Darby) est un aristocrate anglais qui s’ennuie au cœur d’un mariage arrangé. Il éprouve une fascination sans bornes pour ces hommes qui ont tout abandonné pour écumer les mers : les pirates ! Il quitte donc épouse et enfants, se fait construire un navire — le Revenge — et embauche un équipage particulièrement dysfonctionnel afin de réaliser son rêve. Il entretient cependant une vision très romantique de la flibusterie et se présente comme un gentleman pirate qui vainc ses ennemis en usant de… bonté. Au cours de ses aventures, il croise éventuellement le sillage d’Edward Teach (Taika Waititi) qui se révèle être nul autre que Barbe Noire. Les deux hommes sont très différents, mais vont pourtant se rencontrer à un moment cathartique de leur existence respective.
Bonnet a fui l’imposition d’un rôle qu’il n’arrive pas à endosser. En effet, il est un tendre et sa fascination pour les boucaniers tient sans doute moins à leur violence intrinsèque qu’au désir de se retrouver avec des hommes qui ont rejeté des codes imposés. De son côté, Barbe Noire est issu d’un milieu où la violence, physique ou verbale, est la pierre angulaire de toute interaction. Il est cependant désabusé par cette culture toxique et envisage même la mort jusqu’au moment où ce hasard l’amène à croiser Bonnet, pour lequel il passe d’une curiosité polie à une fascination certaine. Il lui propose alors de lui enseigner l’art de la piraterie et demande à Bonnet, en échange, de faire de lui un gentilhomme. Ce seul prétexte aurait suffi à justifier l’arc narratif d’une série, mais ce n’en est en fait ici que la prémisse puisque les deux hommes et les membres de l’équipage vont explorer de manière surprenante les notions de masculinité et de féminité, ainsi que les rôles et structures sociales correspondantes. La série se veut ainsi un reflet à la fois subtil, amusant et fort bien mené des mouvements sociaux des dernières années.
L’équipage du Revenge est par ailleurs constitué d’une brochette de personnages irrésistibles. Lucius (Nathan Foad) est le scribe et biographe officiel de Bennet, qui se rengorge de sa capacité à mentir puisque pendant des années il a pu faire croire à sa mère qu’il aimait les filles. Black Pete (Matthew Maher) est un dur à cuire qui zézaye constamment et porte un regard concupiscent sur Lucius. Jim (interprété par l’acteur non binaire Vico Ortiz) cache un corps de femme sous sa fausse barbe. Lorsque la supercherie est découverte, l’équipage se questionne : est-il un homme ? Une femme ? Les deux ? Une sirène ?
Il faut également souligner la présence de l’amiral Badminton (Rory Kinnear) qui, malgré un nom ridicule, constitue une menace certaine pour Bennet non seulement parce qu’il cherche à la capturer, mais surtout parce qu’il fut son tyran sur les bancs d’école. Izzy Hands (Con O’Neill), premier lieutenant de Barbe Noire, incarne toute la toxicité dont le célèbre pirate tente de s’extirper. Finalement, on retrouve également Leslie Jones dans le rôle de Spanish Jackie, une femme pirate qui a véritablement existé et régné sur une petite république surnommée « la République des Pirates ». L’attirance entre Bonnet et Barbe Noire est palpable dès le départ et se situe à la fois sur un plan physique, intellectuel et émotionnel. Chacun découvre progressivement l’autre, ce qui rend leur cheminement d’autant plus émouvant et vibrant. Leurs échanges se veulent par ailleurs un reflet et une fine critique de notre société. C’est par exemple le cas lorsque les deux hommes sont amenés à fréquenter une soirée donnée par des aristocrates français et où Barbe Noire réalise que la langue peut se révéler une arme tout aussi efficace qu’un sabre.
Exactitude historique ou pure invention?
La notion d’amours masculines sur les navires pirates est-elle tirée par les cheveux ? Pas du tout puisque, premièrement, personne n’est assez naïf pour penser que l’équipage observait des vœux de célibat ; deuxièmement, c’est déjà très bien documenté ; et troisièmement, en raison de la pratique dite du « matelotage ». En français, le terme désigne les techniques de travail des matelots, alors qu’en anglais il renvoie au partenariat économique entre ces derniers. Plusieurs historiens l’associent à une forme d’union civile : les deux hommes qui concluaient un tel arrangement s’engageaient à partager leurs revenus, à combattre l’un pour l’autre et à hériter des biens de leur partenaire en cas de décès.
Certains voudraient n’y voir qu’une association platonique, mais cette interprétation est difficilement conciliable avec la désapprobation que la pratique suscitait. En 1645, Jean le Vasseur, le gouverneur de la colonie de Tortuga, demande d’ailleurs au gouvernement français d’envoyer des prostituées sur l’île pour décourager le matelotage.
La série a remporté un immense succès et a même récolté l’insigne honneur d’être la production télévisuelle la plus demandée sur le territoire des États-Unis, détrônant ainsi The Book of Boba Fett. Elle a même généré une énorme production de fan art sur Twitter (#OFMDfanart), célébrant la relation amoureuse entre les deux principaux protagonistes. Bien qu’une saison 2 ne soit pas encore annoncée, il ne fait aucun doute que ce sera le cas puisque la première s’est terminée sur un suspense insoutenable !
La série est disponible sur Crave en langue originale anglaise ainsi que dans un excellent doublage français réalisé au Québec.
INFOS | Our Flag Means Death, sur Crave