Magouilleur immobilier et pseudo politicien, Marc-Aurèle Jutras réagit durement au coming out de son fils Lucien, nouvellement amoureux de Jacob, un artiste de la rue. Le patriarche doute d’avoir « engendré ce dépravé » et semble prêt à bien des horreurs pour le faire taire. Trois ans après avoir abordé le sujet dans Les Cibles, Chrystine Brouillet s’en prend à nouveau aux homophobes dans Le mois des morts (Éditions Druide), le 21e tome des aventures de l’enquêtrice Maud Graham.
Pourquoi as-tu fait de l’homophobie l’un de tes chevaux de bataille ?
Chrystine Brouillet : Parce que je trouve ça absolument insensé qu’en 2023, il y ait encore des jeunes ostracisés, maltraités et victimes d’actes criminels, et que des parents mettent leurs enfants à la porte en raison de leur orientation sexuelle. Je ne comprends pas ça.
Ça me heurte. Je pense que tout le monde doit s’en mêler, pas seulement les gens de la communauté qui se défendent. J’ai décidé que j’allais en parler tant et aussi longtemps que ce sera nécessaire.
Ça fait quoi de te glisser dans la peau d’un homophobe pour imaginer ses pensées odieuses ?
Chrystine Brouillet : Le plus difficile, c’est quand je fais la recherche et que je reçois des témoignages de personnes qui ont vécu des choses extrêmement tristes et inquiétantes. Je me couche et je fais des cauchemars. Je n’arrive pas à croire qu’on puisse dire ce genre de choses à des jeunes. Mais quand vient le moment d’écrire, je réussis à me mettre dans la peau d’un criminel. J’ai pas le choix, car on doit comprendre la haine qui le consume. Le père de Lucien est prêt à tout pour protéger son image préfabriquée.
Comment expliques-tu qu’on puisse être contre les personnes queers de nos jours ?
Chrystine Brouillet : Dans le cas de Marc-Aurèle, c’est de la méchanceté pure et un orgueil absolument démesuré. Mais souvent, c’est une question d’éducation. Quand on pense aux enfants qui arrivent le ventre vide, ils ne peuvent pas se concentrer, leurs résultats scolaires ne sont pas formidables et ils sont très tôt à l’écart de la société. Il y a de grandes chances qu’ils deviennent décrocheurs ou chômeurs ou qu’ils se tournent vers le crime. Si au départ, on leur donnait à manger quand ils arrivent à l’école, une petite partie du problème serait réglée. Car, un enfant mis de côté va essayer de se trouver un souffre-douleur. S’il a entendu qu’une personne est gaie et que d’autres croient que c’est mal, il va continuer dans cette voie-là. Si à l’école, on parlait des différences très vite, ça aiderait.
Tu racontes les amours naissantes entre Lucien et son copain Jacob, un artiste qui vit dans la rue pour sortir du système. Il m’a fait penser à ton personnage de Grégoire dans Le Collectionneur.
Chrystine Brouillet : Je voulais surtout montrer la candeur de Jacob. Il est à la rue après avoir quitté le foyer familial, mais ce n’est pas sa mère qui l’a mis dehors. Il veut vivre sa liberté, sans savoir ce que ses choix impliquent. C’est un petit poussin. Grégoire devait se débrouiller mieux que Jacob. Cela dit, j’aime l’innocence de Jacob. Les ados sont des mines d’or pour les auteurs. Ils ne réfléchissent pas toujours à l’après. Ils font des trucs qui n’ont pas d’allure. Jacob a été chanceux de ne pas rencontrer de graves ennuis plus tôt, car la rue, c’est dangereux. Au moment où j’écrivais le roman, un itinérant s’est fait assassiner à Québec. Ça aurait pu lui arriver.
Tu t’intéresses à l’itinérance, aux femmes victimes de fraudes, à une vieille dame morte dans l’indifférence et à la crise des opioïdes avec le fentanyl. À quel point ça te stimule d’enchâsser des trames complexes ?
Chrystine Brouillet : Je me demande tout le temps pourquoi je me complique la vie autant, plutôt que de suivre une seule histoire comme je le faisais dans mes premiers romans. En vérité, j’ai peur de ne pas en donner assez aux lecteurs, alors je multiplie les intrigues. En plus, avec Maud qui travaille à Québec et Maxime à Longueuil, ça complexifie davantage. Je suis masochiste. Plus j’écris, plus je trouve ça difficile, contrairement à ce que j’imaginais quand j’étais jeune. Je ne sais pas pourquoi je continue… mais quand je n’écris pas, je suis à l’étroit dans ma peau.
Maud Graham est rendue dans la cinquantaine. Elle se demande si elle est dépassée et elle peine à comprendre le mal qui éclot de plus en plus. As-tu des hypothèses pour contextualiser ça ?
Chrystine Brouillet : Nous vivons dans une société un peu trop nombriliste. Peut-être que c’est mon grand âge qui me fait dire ça et que je suis has been. Tant pis si c’est le cas. Moi, l’idée du selfie, de se regarder constamment, je crois que ça fait en sorte que tu ne regardes pas l’autre. La société est aussi devenue d’une grande permissivité avec les réseaux sociaux. Tu peux dire et faire n’importe quoi. Il n’y a pas de balises. Je ne nie pas l’utilité des réseaux sociaux, mais on remarque aussi que les gens sont anonymes et qu’ils font n’importe quoi. On a de la difficulté à habiter notre société. Les gens sont moins bienveillants les uns envers les autres.
Ta série de romans est de plus en plus collée à l’actualité et je te sens plus engagée qu’avant. Comment expliques-tu ça ?
Chrystine Brouillet : C’est la déception qui me rend plus engagée. Il y a 40 ans, j’étais naïve. Je pensais que les choses allaient bouger davantage. Je parlais de violence faite aux femmes dans mes premiers romans, et j’en ai reparlé dans Six Minutes et Une de moins, au cours des dernières années, parce que ça n’a pas tant bougé. Ça me fâche ! Certaines choses ont changé. Avant, on ne disait pas les choses. Aujourd’hui, on parle d’agressions sexuelles et d’incestes. Le terme féminicide a été créé. Il y a une prise de conscience sociale. Mais je suis encore enragée que les choses ne bougent pas plus. L’indignation est mon moteur.
INFOS | Le mois des morts, de Chrystine Brouillet, Éditions Druide, 2023.