Lancé au Québec et dans plusieurs pays européens depuis un mois, le livre AfroQueer (Écosociété) fait le portrait de personnes queers afrodescendantes des milieux sportif, culturel, communautaire, militant, intellectuel et politique, afin que les communautés noires et queers se réapproprient leur fierté et leurs histoires. Fugues s’est entretenu avec son auteur : Fabrice Nguena.
Veux-tu te présenter aux personnes qui lisent le magazine ?
Fabrice Nguena : Je suis né en Suisse de parents camerounais et j’ai grandi au Cameroun, en Afrique. Je suis arrivé à Montréal en 2007 et j’ai travaillé dans les assurances dans une autre vie. Parallèlement, j’ai toujours été militant pour les droits humains, militant LGBTQ+ et plus précisément afroqueer. J’ai été impliqué dans l’organisme Arc-en-ciel d’Afrique qui n’existe plus malheureusement. J’ai aussi été à GRIS-Montréal et je travaille actuellement avec la Fondation Émergence.
Dans le livre, j’ai noté une phrase magnifique disant que « le pouvoir de façonner nos histoires repose sur la compréhension de ce que nous sommes en tant que sujets historiques ». À quel point les personnes afroqueers ne connaissent-elles pas suffisamment leur histoire selon toi ?
Fabrice Nguena : Pas seulement les personnes afroqueers, mais les personnes noires colonisées en général, parce que notre histoire a été effacée quand les colons sont arrivés en Afrique. Après des siècles, les gens oublient que les sociétés africaines étaient inclusives et bienveillantes. Les Africains ont oublié que l’homophobie n’existait pas en Afrique.
C’est la colonisation avec la religion monothéiste et les lois comme le Code civil de Napoléon chez les francophones et la loi anglaise, qui se sont installés en entraînant avec eux l’homophobie.
D’ailleurs, en Afrique du Sud, lorsque l’ANC, le parti de Nelson Mandela, a pris le pouvoir il y a 30 ans, ils ont décolonisé la Constitution, ce qui a entre autres permis la décriminalisation de l’homosexualité, car ça ne correspond pas à leurs valeurs. En Afrique, on respectait les libertés individuelles. Aujourd’hui, on doit absolument déconstruire ces préjugés coloniaux.
Tu cites James Baldwin qui a dit devoir « vomir toutes ces saletés qu’on m’avait dites sur moi ». Comment les personnes afroqueers intègrent-elles une vision négative d’elles-mêmes ?
Fabrice Nguena : Elles se retrouvent prises dans deux systèmes d’oppression : le racisme et les queerphobies. Nous avons assimilé des idées négatives sur nous pendant des siècles. À l’école, on lisait des ouvrages produits par l’Occident et nous avons avalé ces idées négatives par l’éducation et même par nos parents. On en venait à détester notre queerness, la couleur de notre peau, la texture de nos cheveux et des caractéristiques propres à notre culture. Maintenant, on doit décoloniser nos esprits. Ça va prendre du temps. Il va falloir écrire notre propre histoire, celle avant la colonisation, comme le font plusieurs peuples autochtones. On est dans un point de bascule. Aujourd’hui, les gens sont fiers de dire qu’ils sont noirs pour revendiquer une identité particulière.
Tu fais le portrait de personnes d’horizons très différents qui sont actives dans le sport, les arts, le milieu communautaire, le militantisme et la politique. Quelle est la valeur de cette représentation ?
Fabrice Nguena : Le but du livre est d’offrir des modèles qui n’existaient pas dans la communauté noire francophone queer. Les anglophones noirs ont la chance d’avoir les James Baldwin et Audre Lorde, mais ils sont très rares en français. On a pourtant besoin de se lire pour acquérir la fierté dont on parlait. J’ai voulu diversifier les professions des personnes dont je parle pour montrer qu’on peut être noirs, LGBTQ+ et accéder à tous nos rêves.
Tu expliques aussi comment ces personnes ont appris à utiliser leur voix.
Fabrice Nguena : L’un des éléments qui m’a poussé à écrire ce livre est la marginalité des personnes afroqueers, non seulement quand elles vivent en Occident, mais également en Afrique. Souvent, les hommes politiques disent que l’homosexualité n’existe pas dans leurs pays. Ils refusent de la voir. Au fond, les gens ne sont pas invisibles, mais on ne les voit pas. Leurs voix ne sont pas inaudibles, on ne les écoute pas.
Comment expliques-tu le concept de la double discrimination ?
Fabrice Nguena : J’ai vécu le racisme jusque dans mon travail et j’ai porté plainte à la Commission des droits de la personne. Je suis queer et j’ai vécu l’homophobie, même à Montréal. On subit cette double discrimination de plein fouet en Occident. En Afrique, c’est encore plus fort. L’année dernière, 12 pays ont renforcé leurs lois pour criminaliser davantage. L’Ouganda a une loi qui va jusqu’à la peine de mort.
Il y a de la discrimination de la part de plusieurs personnes blanches et hétéros cisgenres, mais également au sein des communautés noires. Bayard Rustin évoque d’ailleurs une certaine hypocrisie de plusieurs personnes noires envers d’autres personnes noires, particulièrement les afroqueers. Comment se vit cette situation ?
Fabrice Nguena : C’est une double trahison. Bayard Rustin a défendu les Afro-Américains, il est monté en première ligne pour se battre pour les droits civiques pour tous, mais en raison de son homosexualité, il a été effacé du récit afro-américain. Tout comme James Baldwin, car il était afroqueer assumé. Ce n’est que maintenant qu’on est en train de les réhabiliter. C’est pour cette raison qu’à la fin du livre, je m’adresse aux communautés noires : je leur dis qu’on ne peut pas lutter contre le racisme et le colonialisme en matinée, et rendu le soir, discriminer les personnes queers, les femmes ou les personnes albinos de nos propres communautés.
INFOS | AFROQUEER, de Fabrice Nguena, Édition écosociété, 2024.
https://ecosociete.org/livres/afroqueer