Une écrivaine adorée des ados. Un atelier dans une école secondaire. La présentation d’un roman jeunesse avec un personnage féminin fabuleux. L’explication d’un exercice tout simple : chaque élève doit rédiger un texte en imaginant une suite à l’histoire de la jeune fille. Tout d’un coup, le sol s’ouvre sous les pieds de certains garçons, qui se sentent absolument in-ca-pa-bles de relever le défi.
L’écrivaine s’approche des garçons dont le visage est tapissé de confusion et leur répète la consigne en d’autres mots : ils doivent s’inspirer de la personnalité et des enjeux du personnage de sa série pour créer un nouveau morceau à l’histoire. Les garçons entendent et comprennent les paroles prononcées, mais leur cerveau baigne toujours dans le formol. Comme si quelque chose dans leur tête refusait d’envoyer les signaux au reste de leur corps pour prendre le crayon, coucher sur papier quelques idées et imaginer le texte d’une longueur raisonnable. Comme si c’était impossible, voire profondément douloureux, d’inventer la courte histoire d’un personnage dont le genre n’est pas le leur. Comme s’il y avait un canyon entre les garçons et les filles et que l’exercice supposait de se lancer dans le vide en annonçant une mort certaine. Comme si toute la vie du personnage se résumait à sa façon d’expérimenter le monde en fonction de son genre.
Évidemment qu’on traverse l’existence de manière très différente selon qu’on soit femme, homme, trans ou non binaire. Les opportunités, les obstacles et les préjugés à combattre ne sont pas les mêmes. Et bien sûr que les combats pour la reconnaissance des droits des femmes, des personnes trans et non binaires sont valides et nécessaires. Mais nos existences ne se résument pas à 100 % à notre genre. Et l’impossibilité pour un garçon de 14 ans d’écrire un texte sur le prochain défi d’un personnage, simplement parce que celui-ci est féminin, me désole.
Ça me désole, mais ça ne me surprend pas. Il y a cinq ans, j’ai publié la trilogie jeunesse Lilie (l’apprentie parfaite, l’apprentie amoureuse, l’apprentie adulte) et j’ai donné des dizaines de conférences intitulées « Comment écrire pour les ados ». En plus de présenter aux jeunes les particularités à considérer quand on s’adresse à eux, j’en profitais pour vulgariser les étapes de création de mon personnage. Inévitablement, je leur ai parlé du choix de son genre. J’expliquais que même si j’avais choisi d’imaginer une jeune fille, elle n’était pas la représentante de toutes les adolescentes du monde, parce qu’il y a autant de filles dans le monde que de manières d’en être une. J’ajoutais qu’au-delà de certains éléments propres à chaque sexe (les caractéristiques associées au développement physique et les enjeux de société évoqués plus haut dans cette chronique), Lilie était avant tout un être humain avec ses qualités, ses défauts, ses parents, ses ami.e.s, ses passions, ses rêves et ses embûches, dont l’extrême majorité n’était pas influencée par son genre.
Malgré mes explications, une quantité impressionnante de garçons affirmaient que la trilogie était réservée aux filles. Je les sentais pourtant intéressés par les sujets abordés dans le premier tome : un personnage aux prises avec une grande anxiété et des crises de panique, des parents qui ne s’intéressent pas à elle, une compétition de musique qui pourrait changer sa vie, un meilleur ami hautement divertissant, ainsi qu’une passion pour de nombreux sports. Ils m’écoutaient sans rechigner. Plusieurs d’entre eux ont même levé la main pour me demander quand j’allais écrire une série pour ados avec un garçon comme personnage principal.
Une autre façon de dire : quand vas-tu t’adresser à nous? Même si je répondais que tous les garçons qui avaient lu la trilogie l’avaient appréciée, rien n’y faisait. Ils avaient hâte que j’écrive l’histoire d’un gars pour se donner le droit de la lire.
Ironiquement, rares sont les filles qui se butent aux mêmes appréhensions. La plupart des adolescentes qui aiment la lecture vont plonger sans retenue dans les histoires de filles ou de garçons. Même si elles affichent une préférence pour certains genres littéraires, certains types de personnages, un genre ou un autre, elles sont capables de s’intéresser à une réalité — en partie influencée par le genre — qui n’est pas la leur et à des réalités différentes. Vous me direz peut-être que les filles et les femmes sont réputées pour leur capacité d’empathie supérieure à celle des garçons et des hommes. Pourtant, l’empathie n’est pas inscrite dans nos gènes. Elle s’acquiert tout au long de notre parcours en fonction de notre éducation et des expériences qui forgent notre personnalité.
Toute la société gagnerait à développer sa sensibilité aux réalités d’autrui et sa capacité à se mettre à la place de quelqu’un d’autre. Parce qu’un garçon qui peut se mettre à la place d’une fille, un.e hétéro qui se projette dans le vécu d’une personne LGBTQ+, une personne blanche qui prend le temps de réfléchir au quotidien des personnes afrodescendantes, latinx, autochtones, arabes et asiatiques, ce sont des êtres beaucoup moins susceptibles de succomber aux préjugés, aux violences et à toutes les horreurs du monde.