Un iceberg, un incendie, une attaque de pirates. Le bateau coule. Le mode survie s’enclenche. On se dirige vers les chaloupes de sauvetage. Il n’y en a pas assez pour tout le monde. Les femmes et les enfants d’abord ! Si cette doctrine semble chevaleresque, elle est profondément sexiste et pas aussi souvent appliquée qu’on le pense…
En Amérique et en Angleterre, on a longtemps cru que Dieu décidait de qui survivait aux grands malheurs et que les hommes pouvaient tenter de sauver leur peau. Puis, au milieu du 18e siècle, les philosophes des Lumières ont accordé une grande importance à la responsabilité humaine, en percevant les femmes comme les protectrices de la famille. La société s’est mise à condamner les hommes qui survivaient aux naufrages dans lesquels des femmes se noyaient. L’idée de prioriser les petits et les femmes a pris du galon à partir de 1852, lorsque le HMS Birkenhead, un navire de la marine royale britannique, a coulé : pendant que femmes et enfants prenaient place dans les chaloupes de sauvetage, les hommes les observaient en restant au garde-à-vous, avant de presque tous mourir. Leur geste fut perçu comme un tel geste de virilité qu’on l’a surnommé le Birkenhead drill. La noblesse a vanté la pratique et les journalistes et écrivains en ont fait un exemple de sacrifice chevaleresque… sur papier.
Il est vrai que les bateaux ont longtemps transporté un nombre insuffisant de chaloupes de sauvetage pour accueillir toutes les personnes à bord. Le Titanic en est malheureusement la preuve. Si le navire avait eu assez de chaloupes — ou si Kate Winslet avait fait plus de place sur sa porte — Leonardo DiCaprio ne serait jamais mort gelé ! Pardon, je m’égare… Dans la réalité, on a dénombré plus de 1500 morts : 25 % de femmes, 53 % d’enfants et 82 % d’hommes. Si la « logique » de secourir d’abord les plus « faibles » a été respectée en 1912, ces priorités de sauvetage ne tiennent pas la route.
Un siècle plus tard, des Suédois ont étudié le taux de survie des femmes et des enfants en analysant 18 tragédies maritimes survenues entre 1852 et 2011, qui ont touché plus de 15 000 personnes. Dans l’étude Gender social norms and survival in maritime disaster, on apprend que les hommes survivent deux fois plus que les femmes et que le taux de survie des enfants atteint 15 %. Donc, le Titanic et le Birkenhead sont des exceptions.
Néanmoins, la culture populaire continue d’entretenir le mythe voulant que les hommes doivent faire passer la vie des femmes et des enfants avant la leur. Si je suis d’accord avec l’idée de prioriser la jeunesse qui a un plus grand futur devant elle, j’ai du mal à adhérer au reste. En 2024, dans un monde qui tend à accorder moins d’importance aux genres et à promouvoir le fait que tous les humains devraient être égaux, je ne vois pas pourquoi l’identité de genre devrait être utilisée pour déterminer qui doit survivre et qui doit mourir.
Si vous me dites que les hommes ont des caractéristiques biologiques qui les rendent souvent plus forts et donc plus utiles que les femmes pour gérer un désastre et permettre à un maximum de personnes de survivre, je répondrai que vous sous-estimez la puissance de plusieurs femmes, leur instinct de protection renversant et leur intelligence pour venir en aide au plus grand nombre.
Tant et aussi longtemps qu’on croira que les hommes doivent se sacrifier pour sauver les femmes, on entretiendra l’image de protection, de force et d’abnégation qu’on leur impose depuis la nuit des temps. En d’autres mots : si on perpétue l’idée que les hommes doivent sauver les femmes en général, et pas seulement si le Titanic 2 coule à son tour, on permet à l’un des plus tristes aspects de la masculinité toxique de traverser le temps.
Cette définition du masculin pousse des millions d’hommes à se voir comme les pourvoyeurs de leurs familles, à faire plus d’argent que leur partenaire, à trouver des solutions à tous les problèmes, à réparer tout ce qui brise dans la maison, à être le conducteur de la voiture en toutes circonstances, à croire qu’il doit être celui qui réconforter l’autre, à être convaincu qu’il doit être la grande cuillère parce qu’il est physiquement plus grand et plus large, à ne pas se plaindre en cas de douleur physique, à éviter de partager ses états d’âme, à ne pas développer une relation avec son monde intérieur et ses émotions, à refuser de demander de l’aide et à ne jamais consulter un.e professionnel.le en santé mentale.
On parle ici d’une série de croyances qui encouragent les hommes à ne pas prendre soin d’eux et à ne pas se sauver eux-mêmes. Ces réflexes entraînent des souffrances jamais exprimées, des dépressions, des séparations et des suicides. Imaginez combien on pourrait sauver les Jack de ce monde si on leur apprenait à s’occuper d’eux-mêmes et à demander une petite place sur une porte de bois qui flotte dans l’océan de leurs malheurs?