Vendredi, 25 avril 2025
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    Bernard Rousseau, derrière l’histoire des 50 ans de Priape dans le Village

    La boutique Priape est indissociable de l’histoire du Village. Elle en a été le fer de lance. Ainsi, il s’agit du seul sexshop à Montréal qui s’est construit pour la communauté gaie et qui, tout au long de ses 50 ans d’existence, est devenu une référence dans l’histoire collective des hommes gais, tout en accompagnant et en aidant ceux et celles qui se battaient pour l’obtention de l’égalité juridique pour les 2SLGBTQ+ ou encore dans la lutte contre le sida. Bien qu’il ne soit plus associé à Priape depuis qu’il a pris sa retraite en 2007, Bernard Rousseau demeure l’homme sans qui rien ne serait arrivé. Avec lui, on fait un retour sur les débuts de cette aventure qui se poursuit (maintenant sans lui) depuis 50 ans.

    Autour d’un café dans le Village, Bernard Rousseau précise qu’à l’origine, il n’était pas seul dans cette aventure qui a commencé dans un petit local sur De Maisonneuve. « Robert Duchaine avec qui j’ai été en relation quelques mois et avec qui je suis resté très lié jusqu’à son décès en 1997, avait l’idée d’ouvrir une boutique de jeans pour hommes. C’était en 1974. Mais on est tombé dans une période où il y avait une pénurie de denim », se souvient Bernard Rousseau. « Alors on a décidé d’ouvrir un sexshop gai. C’est Claude Leblanc qui a trouvé le nom de Priape, le dieu grec. Nos familles nous ont donné un coup de main pour l’aménagement du local. Et pour [nous] faire connaître, nous mettions des cartes d’affaires partout, même dans les toilettes […] publiques ou encore dans celles des restaurants et des bars. On s’amusait bien, mais il faut se rappeler que c’était encore une époque de grande homophobie, il fallait se battre aussi sur ce front-là. De plus, il y avait de nombreux règlements et des interdictions de la diffusion d’images érotiques gaies. Lorsqu’on recevait des revues [comme Honcho, Adonis, Blue ou encore Drummer), on collait sur la couverture de chaque magazine des pastilles pour cacher le sexe des hommes (Rires !). À l’époque, simplement vivre son homosexualité ouvertement, c’était prendre des risques à tous les niveaux. Je ne sais pas si les jeunes d’aujourd’hui ont une idée de ce que c’était à cette époque-là. »
     
    Chassé de l’ouest en raison de réglementations qui obligent certains bars gais à fermer les portes, c’est tout naturellement que le glissement s’opère vers cette partie de la ville et qui sera rapidement connue sous le nom de Village. Voulant avoir plus de visibilité, Priape déménage et s’installe alors sur Sainte-Catherine, là où est situé l’actuel parc de l’Espoir, en 1975. « La boutique a connu rapidement du succès, car on s’annonçait comme le seul sexshop gai. Les gais devaient fréquenter avant les sexshops hétéros, continue Bernard Rousseau. Puis, on a eu un incendie, nous avons toujours supposé que c’était criminel, mais on n’a jamais su qui étaient les responsables, peut-être la compétition ? On n’a jamais su vraiment. »
     
    Qu’à cela ne tienne, Priape renaît de ses cendres, mais sur le trottoir opposé de la rue Sainte-Catherine, et rouvre ses portes au 1311 (c’était en 1987), puis continue son essor puisque des succursales ont été ouvertes à Toronto, Vancouver et Calgary, avec même l’idée, dans les planches à dessin, d’aller à Chicago. « Nous avions toujours un kiosque à Chicago durant le week-end IML (International Mr. Leather – Monsieur Cuir International), un rassemblement qui accueillait des centaines de personnes, se souvient Bernard Rousseau. Et les Américains aimaient beaucoup nos produits de cuir que nous fabriquions nous-mêmes, mais aussi des vêtements : notre marque This Ain’t Kansas était très populaire. Notre liste d’adresses augmentait toujours puisque nous vendions aussi beaucoup par la poste au Canada et aux États-Unis. Nous avons même atteint un chiffre de 100 000 adresses dans notre base de données ! C’était extraordinaire ! »
     
    Mais durant ces deux décennies, Bernard Rousseau et ses associés lancent d’autres projets comme le Cinéma du Village, en 1984, qui se voulait un cinéma de répertoire de films à thématique gaie. « Au début, cela a très bien marché en projetant des films de Pasolini, Fellini, Visconti, etc., mais la production de ce type de films était encore très rare, et nous avons épuisé rapidement le stock. Nous avons donc décidé d’en faire un cinéma érotique, avance Bernard Rousseau. Il existait un cinéma érotique hétéro, sur la rue Saint-Laurent, et beaucoup de gais y allaient. Autant qu’ils viennent voir des films érotiques gais, et nous avons eu beaucoup de succès, puisque le classique The Diary (1982) de Toby Ross, mettant en vedette la star porno du moment, Jake Stryker, a tenu l’affiche durant quelques mois. »
     
    Autre projet mené à bien par les trois complices : l’achat d’un édifice sur Sainte-Catherine et l’ouverture du Bloc, en 1986, un petit centre commercial avec un fleuriste, une tabagie, une librairie, une friperie, un service de photocopies et un café. Rien de moins ! L’aventure du Bloc dure 6 ans, jusqu’en 1992. Pour la petite histoire, l’édifice a brûlé quelques années plus tard et une nouvelle bâtisse l’a remplacé et est occupée aujourd’hui par le restaurant Fantasy.
     
    On trouvait chez Priape, outre des accessoires sexuels, du cuir confectionné sur place, des sous-vêtements et des jock straps (de la marque Priape Wear), des revues érotiques, mais aussi des films, passant du Beta au VHS, puis enfin au DVD. « Lorsque le streaming est arrivé, nous avons dû solder tous les DVD, cela a été un gros coup, commente Bernard Rousseau, car ils représentaient 30 à 35 % du chiffre d’affaires de Priape. » Mais tout est une question d’adaptation, et Priape s’est toujours tenu au courant de la technologie et développe, dès 1998, un site transactionnel. « Ce site Web transactionnel fonctionnait en parallèle avec des commandes postales au début et on a misé sur la visibilité en se déplaçant dans les grands événements et les salons, comme ceux de Las Vegas [Consumer Electronics Show et aussi le salon de la porno, le Adult Entertainment Expo, appelé aussi AVN].
     
    Pour son 25e anniversaire, en 2009, Priape organise une méga fête dans la tour du Stade olympique, rien de moins ! Députés, personnalités artistiques, clients, responsables d’associations communautaires, tout le gratin « gai » de l’époque y assiste. Bouchées, boissons, performances artistiques, discours, tout y est et on en jasera encore longtemps après cet événement des plus festifs, qui rassemblera des centaines de personnes.  
     
     
    Puis, il y a eu la fin des DVD, mais une autre tuile tombe sur la tête de Priape : l’interdiction par Santé Canada de vendre des poppers, autre grand vendeur du magasin. « Même si les succursales fonctionnaient bien — à Vancouver, le chiffre d’affaires annuel dépassait le million de dollars par exemple, à l’époque — la fin des DVD et l’interdiction de la vente de poppers nous ont obligés à nous départir des trois boutiques. Une décision difficile de devoir déclarer faillite pour se débarrasser des baux commerciaux de ces locaux-là qui nous coûtaient très cher. C’était la tempête parfaite », précise Bernard Rousseau.
     
    Évoquer l’histoire de Priape et de ceux qui ont tenu les rênes pendant autant d’années, c’est aussi parler de l’implication de cet emblème dans la vie communautaire. « Nous avons soutenu la création de la Chambre de commerce LGBT, puis celle de l’Association des commerçants professionnels du Village (ACPV), l’ancêtre de la SDC du Village que nous avons aussi soutenue à sa création en 2005, pour stimuler le développement commercial du Village », évoque Bernard Rousseau.
     
    Ce soutien s’est étendu aussi aux premiers organismes de défense des droits, comme l’ADGQ [Association pour les droits des gais du Québec], et bien sûr aux organismes voués au sida. Les yeux de Bernard Rousseau s’embuent quand il évoque la tragédie du sida. « Nous avons tellement perdu d’amis, se souvient Bernard Rousseau. Beaucoup décédaient dans la solitude, coupés de leur famille qui ne savait pas qu’ils étaient gais ou qui les avait rejetés. Nous avons donné beaucoup d’argent aux organismes comme la Maison Plein Cœur qui accueillent des gars en fin de vie. Et puis on a participé à la longue lutte pour que les conjoints de fait soient reconnus, pour qu’ils puissent toucher la pension de conjoint de survivant. Ç’a été un long combat. » Ce combat pour une meilleure acceptation sociale n’a pas disparu pour autant pour Bernard Rousseau, qui considère qu’il reste beaucoup de travail à faire. « On a encore besoin aujourd’hui de groupes comme le GRIS, ou encore Fierté Montréal, avec le défilé, pour faire de la sensibilisation, pour une plus grande acceptation sociale, et ce n’est pas encore gagné, il faut encore se battre. »
     
    Et puis comment ne pas parler du lien fort que Priape va tisser avec le BBCM, pour les grands partys comme le Black & Blue et le Wild & Wet. La vitrine du magasin affichait les couleurs de ces événements pour les nombreux visiteurs et visiteuses de l’extérieur du Québec et du Canada qui convergeaient vers Montréal pour la longue fin de semaine festive et qui, bien évidemment, faisaient un tour chez Priape pour un accessoire, un t-shirt, ou tout autre article nécessaire à leur plaisir.
     
    En 2007, Bernard Rousseau se départit de son magasin dont il est devenu au fil du temps l’unique propriétaire. Un moment difficile qui se double d’une crise cardiaque avec quatre pontages à la clef. « Je pense que je n’en pouvais plus, le stress que je vivais, la pression que je ressentais sur les épaules ont sûrement été la cause de la crise cardiaque »,
    conclut-il.

    En 2013, Priape fait à nouveau faillite. On pense que c’est la fin, mais Stephen Pevner achète ce qui reste de l’entreprise. Depuis, ce New-Yorkais, qui connaît bien et adore Montréal et qui est propriétaire du Saint at Large, une compagnie de production de New York qui produit le légendaire Black Party, passe la moitié de son temps à Montréal.

    « J’ai toujours été un fan de l’approche progressive de Priape à l’égard de ses vêtements et de sa position unique : un endroit où les hommes peuvent exprimer librement tous les aspects de leur sexualité », confiait à Fugues Stephen Pevner, en 2013. « Nous pourrons redéfinir ce que sont les vêtements fétiches, le tout demeurant un projet motivant et passionnant comme l’est le Black Party de New York, qui n’a jamais cessé d’évoluer. » 

    La boutique Priape — et ceux qui ont contribué à son essor — ne peut être dissociée, d’une part, de l’histoire du Village et, d’autre part, de son implication communautaire et militante. Plus de 1 million de dollars ont d’ailleurs été offerts en commandites de toutes sortes et en appui à la communauté. Parler avec Bernard Rousseau de l’histoire de Priape, c’est ouvrir un livre sur les 50 dernières années des grands changements qui ont marqué nos communautés, avec les bons et les mauvais moments. Et puis, comme quoi les idées les plus folles — comme ouvrir un sexshop gai parce qu’il y a une pénurie de denim — peuvent être le début d’une grande aventure.

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