Jeudi, 28 mars 2024
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    « Corfou » de Robert Dessaix

    Robert Dessaix est un écrivain australien qui s’est fait connaître des lecteurs francophones avec deux livres publiés par une petite maison d’édition de France, Le Reflet. Le premier, en 1999, Une mère et sa honte (paru également dans Le Livre de poche), est un portrait poignant et impudique d’un homme qui retrouve sa mère biologique. Le second, en 2001, Night letters : lettres de Venise, est un récit épistolaire d’un homme qui vient d’apprendre qu’il a le sida et découvrira à travers les voyages et les productions culturelles du vieux continent un sens à sa vie. Deux livres forts, deux fictions autobiographiques magnifiquement écrites. 

    Robert Dessaix est aussi l’auteur de plusieurs essais, pas encore traduits, dont une anthologie des écrits gais et lesbiens australiens.

    Le Reflet publie cette année Corfou, troisième fiction de cet écrivain qui, rappelons-le, était venu à Montréal en mai 2001, dans le cadre du Festival de littérature organisé par l’Union des écrivaines et des écrivains québécois. Sous-titré « Un roman », il se différencie effectivement des deux œuvres précédentes. Robert Dessaix a écrit cette fois-ci un vrai roman, qui n’égarera toutefois pas ses habituels lecteurs, puisqu’ils y retrouveront sa prose exquise, somptueuse et soyeuse, sa capacité d’évoquer un drame à travers, encore une fois, les voyages et les références culturelles.

    Corfou raconte une double histoire. La première est celle d’un comédien australien dans la trentaine qui s’installe pour deux mois en Grèce après une rupture amoureuse d’avec William, un décorateur, australien comme lui, qu’il a connu à Londres lorsqu’il y faisait du théâtre. L’autre est celle d’un dénommé Kester Berwick (prononcez « Berrick »), un obscur homme de théâtre âgé de près de quatre-vingts ans, professeur et écrivain, dont la vie éveille la curiosité du narrateur.

    Ce dernier loue justement la maison de Berwick durant son absence de Corfou. L’aventure du jeune comédien et celle de Berwick ont d’étranges ramifications et ressemblances : tous les deux sont nés à Adélaïde, en Australie, et vivent loin de leur pays, ils sont comédiens et écrivains, et tous les deux connaissent William.

    Essayant de comprendre l’échec de son amour, le narrateur fait en quelque sorte le bilan de sa vie avec l’aide des romans et des lettres de Berwick. Il faut préciser ici que le personnage du vieil homme est inspiré de la vie réelle de l’auteur et acteur Frank Perkins, né à Adélaïde en 1903 et mort à Corfou en 1992, qui avait adopté le pseudonyme de Kester Berwick.

    Les chapitres du roman présentent en alternance ces deux histoires, comme seraient alternées différentes séquences d’un film, et dans lesquelles on aurait disposé de multiples correspondances culturelles et littéraires.

    Car, comme toujours chez Robert Dessaix, la culture en général et la littérature en particulier sont utilisées comme moyens pour approfondir et expliquer la vie. Elles fournissent à l’intrigue sa perspective, l’angle pour saisir ce qui est en jeu, ici l’amitié et l’amour, l’exil et le refuge, la banalité et l’exception. On ne sera donc pas surpris que l’écrivain australien, traducteur d’auteurs russes, recoure à Anton Tchekhov, dont les pièces La Cerisaie, Les trois sœurs fourniront un cadre à son roman, le bordant et l’enveloppant, le quadrillant et l’éclairant tout à la fois.

    Tchekhov permet que l’essentiel des sentiments du narrateur se fasse jour : perplexité, désinvolture, ratiocination, instabilité, fuite en avant et volte-face qui caractérisent sa conduite, entre lâcheté et détresse. C’est que chez Dessaix, l’art reflète la vie et ici, le XXe siècle parle par les voix du XIXe siècle russe. Mais la vie imite aussi l’art, car par l’art la vérité de la vie peut être exprimée et comprise.

    Comme toujours chez Robert Dessaix, le voyage constitue un thème important de l’œuvre. C’est lui qui transforme l’ennui et l’ordinaire en une aventure brillante et unique. Ce sont les périples à travers l’Europe, ses paysages et ses artistes, qui servent d’instruments à une introspection et remodèlent le quotidien. Les écrivains comme Homère, Longus, Sapho, Cavafy, qui sont cités, deviennent des guides spirituels pour le narrateur; leurs œuvres colorent ses ruminations, les imprègnent : elles sont le vrai fil d’Ariane de la narration.

    Cette approche érudite et pragmatique de la fiction, déjà à l’œuvre dans Une mère et sa honte et Night letters, donne une profondeur à un roman enlevant et étincelant, qui prend des airs d’une enquête policière (qui était vraiment Kester Berwick?) et de suspense sentimental (quand William et le narrateur coucheront-ils ensemble? Retourneront-ils ensemble à Adélaïde?).

    Nous retrouvons un style à la fois précis et délicat, qui n’évacue ni la gravité (quel sens donner à notre vie qui nous paraît si petite, si vaine, soumise aux contingences et non à notre volonté?) ni l’humour (on sourit plusieurs fois à certaines répliques et situations). La structure de Corfou, cinématographique par son agencement alternatif des chapitres et des flash-back, se révèle complexe par un enchevêtrement de niveaux narratifs qui offre une variété de points de vue.

    Le narrateur est intéressé par les relations ambiguës et paradoxales qui s’établissent entre les gens, par leurs discours et leurs actions. Il a, à la fois, un statut d’observateur et un statut d’interprète, de spectateur et de metteur en scène. Sa subjectivité fait office d’objectivité. C’est un caméléon qui adopte toutes les postures.

    Ainsi Kester Berwick est perçu comme un homme fascinant, une sorte de gourou et de saint, mais également comme un raté, un homme ennuyant et avare. Tout est vrai, mais peut-être que tout est faux (le narrateur ne dit-il pas, dès la première page du roman, quand il revoit William à Rome, qu’il lui racontera ses « premiers mensonges »?).

    Si le roman multiplie et entremêle les hasards et les rencontres, les pérégrinations et les réflexions en un feu d’artifice chatoyant, piquant et sophistiqué, c’est pour mieux nous faire réfléchir sur l’amitié (qui est la rencontre de deux « ennemis magnifiques »), l’amour (le plus souvent impossible entre hommes), l’exil (et le possible retour chez soi) et la littérature (la poésie et le théâtre comme interprétations de la vie).

    Corfou est un vaudeville avec des sentiments. C’est un divertissement avec de la profondeur. C’est une fiction gaie avec des idées, de la culture et de la sensibilité.

    Corfou / Robert Dessaix, traduit de l’anglais (australien) par Ninette Boothroyd. Trouville-sur-Mer : Éditions Le Reflet, 2002. 317p.

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