Voici trois livres, très différents les uns des autres, qui permettent un voyage à la fois dans les pays étrangers et au pays des garçons qui aiment les garçons, que réunit ici leur publication à la fin de l’année 2005.
Raj Rao, qui est né en 1955, a publié en 2003, à Bombay, un roman intitulé Boyfriend, tout simplement. C’est un auteur reconnu qui, après des études universitaires à Bombay et au Royaume-Uni, a écrit des poèmes, des nouvelles, des pièces de théâtre, des essais et de nombreux articles de presse.
Boyfriend a eu un grand retentissement à cause de son sujet: l’amour entre deux garçons. Il faut signaler que l’homosexualité est un délit en Inde qui, malgré le célèbre Kama sutra, demeure une société fortement traditionnelle et hypocrite tant le sexe y est constamment lié à la procréation et non au plaisir. Mais là encore, comme dans plusieurs pays qui, sous l’emprise de la modernisation, se transforment, l’homosexualité y est discutée au grand jour, à défaut d’être acceptée.
Le roman de Raj Rao est là-dessus surprenant, tant le monde – souvent souterrain – de l’homosexualité y est décrit amplement et ne diffère guère de celui des pays occidentaux. On n’a qu’à prendre le début du livre, là où Yudi, un célibataire brahmane d’une quarantaine d’années, fait les pissotières de la gare de Bombay, avant de draguer Milind, un intouchable de vingt ans plus jeune que lui, pour le constater.
Les lieux de drague homosexuelle des grandes villes indiennes ressemblent à nos propres lieux ; on boit et on danse dans les boîtes de nuit comme ici. Il est vrai que Yudi, pigiste pour des journaux, est d’une classe favorisée et n’en a que pour les goûts et les comportements occidentaux : il trouve que ses congénères puent et ont mauvaise haleine, il veut acheter l’appartement qu’il habite et que nettoie une femme de ménage, il a sa télévision en couleurs et une chaîne hi-fi, il voudrait avoir pour lui seul le beau Milind, vivre avec lui, lui inculquer des manières civilisées, etc. Mais ce Milind, incertain de sa sexualité, le quitte. En fait, il devient prostitué, comme l’apprendra Yudi après moult recherches et, sur l’ordre de ses parents, se marie avec une fille de sa caste.
Le roman vaut son intérêt pour ce regard porté sur la culture gaie en Inde, peu connue, car généralement tue dans les productions culturelles du pays. Moins cependant pour son style, traditionnel, et pour son mélange terne de sentimentalisme et d’humour. Restent, innervant le roman, ce besoin d’aimer qui taraude tant Yudi, ses obsessions du sexe, ses peines de cœur et ses désillusions sur la vie. Comme partout ailleurs, a-t-on envie d’ajouter.
C’est un tout autre monde, beaucoup moins trivial, que nous offre Le corps des anges de Mathieu Riboulet. En fait, c’est un univers poétique, proche du fantastique, que crée cet écrivain français avec son cinquième roman. Il y enrichit, après entre autres Quelqu’un s’approche (2000) et Les âmes inachevées (2004), ses thèmes habituels : la famille et les relations qu’ont avec elle les garçons. Il donne ainsi un roman d’apprentissage, mais là où l’enfance mène à la mort.
Divisé en trois parties intitulées respectivement « Rémi », « Gabriel » et « Les morts », Le corps des anges présente paradoxalement un monde très concret et très abstrait. Ou, pour être plus exact, tellurique et fantomatique. On y suit, en premier lieu, Rémi, dont le comportement bizarre semble être pris pour un refus brutal du monde : le garçon se jette tête baissée dans haies et talus, s’y blessant, essayant de se confondre avec la terre.
Si ses chutes peuvent être interprétées, soit comme des évanouissements, soit comme des extases, elles sont toutefois la cause de son pouvoir étrange : celui de voir des anges. Justement, un jour, caché dans les herbes, il en voit surgir un, dont on apprendra dans le deuxième chapitre que c’est Gabriel, plus âgé que lui, qui erre en France à la recherche de ses parents morts dans un accident d’automobile et qui vit d’expédients et de rencontres masculines. Gabriel est un peu le double inversé de Rémi.
La troisième partie, qui se clôt sur le constat d’un terrible double meurtre (Rémi a assassiné ses parents) et une intense scène d’embrasement sensuel entre les deux garçons, est celle également qui donne la clé de la vision de l’écrivain : qu’il est possible de parler avec les morts, de vivre la vie des morts. Une vision qui, dans son élan ténébreux, tient plus de la littérature fantastique que de celle de l’intime, d’un fantastique modulé par la délicatesse.
L’écrivain transcrit en phrases lyriques et superbes la difficulté d’être un homme, d’être de ces hommes qui, pour aimer, sont prêts à se blesser comme Rémi, à s’automutiler comme Gabriel, afin d’atteindre le lieu de la réconciliation grâce à l’âme des morts. Avec rigueur et finesse, Mathieu Riboulet décrit comme de l’intérieur la vie des sentiments.
Si on saute maintenant au dernier Gerard Reve traduit en français, on fera le grand écart. Ceux qui connaissent l’auteur du Quatrième homme et de Parents soucieux ne seront pas désorientés par le ton imprécateur et même de mauvaise foi de ce Néerlandais, vedette controversée dans son pays avec ses livres dans lesquels une homosexualité sadomasochiste et un catholicisme intolérant font un extravagant ménage.
Plus égotiste qu’autobiographique, Mère et Fils raconte sur un mode délirant, parfois très drôle, comment un narrateur nommé Gerard Reve s’est converti au catholicisme à cause d’un garçon de 14 ans vu dans une gare et à la suite de la perte de sa mère. Il décrit la relation qu’a cet homme avec Dieu : ses méditations sont automatiquement associées à des fantasmes sexuels.
Les réflexions sur la société et, en particulier, sur l’engagement marxiste des intellectuels de son pays poussent le narrateur écrivain dans une explosion de haine, qu’il espère positive en l’opposant à son catholicisme enthousiaste. Et ce, sans parler de son aversion pour les chômeurs, les junkies et les mystiques de tout acabit. Ni de sa fureur sexuelle.
Comme exemples, on pourra donner le quasi-viol d’Otto, une «tapette» de sa connaissance, et sa masturbation en pleine église offerte par dévotion à la Mère de Dieu. La pensée de Gerard se veut lucide, décapante, mais se pare d’un lyrisme kitsch, tant sa vision du monde est à la fois tordue et irréductible.
On imagine le scandale qu’a provoqué le livre quand il a été publié en 1980, et qui vient inexplicablement d’être traduit, alors que Parents soucieux, écrit en 1988 et qui en reprend les thèmes, a été traduit en 1995. Scandale qui tient autant de son style baroque et de sa construction volontairement bancale que de l’abjection et du paradoxe, que de la déraison et de l’invective. Considérant la cruauté comme le plus sûr chemin de la rédemption, Gerard Reve est une sorte de Sade contemporain.
Boyfriend / Raj Rao. Traduit de l’anglais (Inde) par Gilles Morris-Dumoulin. Paris: Le Cherche-Midi, 2005. 229p. (coll. : Ailleurs/Domaine indien)
Le corps des anges / Mathieu Riboulet. Paris: Gallimard, 2005. 101p.
Mère et Fils / Gerard Reve. Traduit du néerlandais par Marie Hooghe. Paris: Phébus, 2005. 231p. (coll. : D’aujourd’hui/Étranger)