Jeudi, 28 mars 2024
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    Le pays dans un livre, la vie dans une chambre : « L’armée du salut » d’Abdellah Taïa / « Ceux qui tiennent debout » de Mathieu Lindon

    Parce que l’auteur est maintenant publié dans une maison d’édition renommée, le public lecteur découvrira le monde d’Abdellah Taïa, Marocain qui vit depuis quelques années à Paris. Mais son livre, L’armée du salut, n’est pas son premier. Taïa a déjà publié chez Séguier, éditeur pourtant reconnu mais mal distribué au Québec, deux livres de courts textes auxquels il est difficile d’accoler le terme de nouvelles : Mon Maroc (2000) et Le rouge du tarbouche (2005).

    C’est que, et L’armée du salut le confirme, cet homme qui rêve de devenir intellectuel à Paris, qui s’est installé dans la capitale française par amour du cinéma et des livres, n’a cessé de parler de son pays natal. Ses proses antécédentes, comme son présent roman, baignent dans la réalité et la culture marocaines. Chaque livre se présente comme un hommage à sa terre, à ses habitants, à sa famille et surtout, à sa mère, M’Barka, à qui il dédiera d’ailleurs Mon Maroc.

    L’armée du salut, dédié cette fois à son père Mohamed, n’échappe donc pas au projet d’écriture qu’Abdellah Taïa mène depuis quelques années. D’ailleurs, en le lisant, on a l’impression de retrouver presque intacts les paysages et les gens des œuvres précédentes, impression accentuée par la reprise de temps en temps, mais avec de légères différences, des mêmes mots et des mêmes phrases, qui reviennent ainsi ponctuer son roman à forte teneur autobiographique, roman écrit lui aussi directement en français, et non en arabe, la langue maternelle de l’auteur.

    Dans un style simple, clair et lumineux, l’écrivain ressuscite, en trois sections d’inégale longueur, des fragments de sa vie et retrace son initiation au sexe et à l’amour. Dans la première partie, c’est dans la maison de son enfance, dans le quartier de Hay Salam, à Salé (qui est un faubourg de Rabat), que l’enfant a un premier contact avec les choses du sexe quand le père et la mère se réfugient dans une des trois pièces de la maison pour faire l’amour et, parfois, s’engueuler pour cause de jalousie maladive de Mohamed.

    Cela ne va pas sans exciter l’imagination du jeune Abdellah découvrant que le sexe est une chose tout à la fois naturelle, mystérieuse et joyeuse. L’amour des garçons, l’adolescent de Hay Salam le découvre lors d’un voyage avec ses deux frères, Mustapha le cadet et Abdelkébir le grand frère, dont tout, le corps comme l’intelligence et le savoir, lui convenait avec force et délicatesse. À 14 ans, Abdellah découvre qu’il aime d’amour son frère, de 16 ans son aîné, lorsqu’il se sent jaloux jusqu’au désespoir en devinant qu’Abdelkébir est venu à Tanger pour une fille.

    Après ce second mouvement, le romancier nous amène en Europe, à Genève plus précisément, où il doit terminer ses études grâce à une bourse. Et parce que Charles qui devait venir le chercher à la gare de la ville ne se présente pas, l’étudiant marocain se retrouve seul dans le froid d’automne et se réfugie à l’Armée du salut pour dormir et manger. C’est dans cette Europe que son désir s’affirmera en surmontant le danger que constituent sa beauté exotique et son origine modeste et qui pourraient l’entraîner dans la prostitution comme beaucoup de ses compatriotes, prêts à tout, eux, pour l’argent.

    Abdellah, lui, veut être heureux avec les films, les livres, avec son Maroc, sa lumière, les odeurs, ses mille sensations affectives et physiques que sa propre écriture lui restituera. Une écriture qui lui donne la force d’avancer, le courage de vivre pleinement sa sexualité, l’énergie pour être libre. Son Armée du salut en est tout vibrant, cru sans être impudique, émouvant sans être rusé. C’est le bel itinéraire d’un enfant téméraire et candide.

    En lisant Abdellah Taïa, je pensais à un autre de ses compatriotes établi à Paris, qui a lui aussi évoqué dans ses livres – et dont j’ai souvent parlé dans Fugues – sa famille, son pays, ses errances européennes et son parcours d’écrivain, et quoique leur écriture soit très différente, c’est la même lucidité et la même authenticité qui traversent leurs écrits. Son nom est Rachid O. Et le hasard a voulu que je lise la même semaine le plus récent roman de Mathieu Lindon qui, on le sait, vit avec Rachid O. Un roman impossible à résumer, mais qui deviendra un véritable délice pour celui qui voudra bien laisser de côté une rationalité trop pure et se laisser emporter dans une sorte de rêve solide.

    Mathieu Lindon sur le plateau de « La Grande Librairie » (France 5) (BALTEL/SIPA)

    Ceux qui tiennent debout est un drôle d’objet, un récit déstabilisant qui plonge ses racines dans un univers fantastique, un peu à la manière de Jorge Luis Borges. Comme chez l’auteur argentin, d’ailleurs cité dans le roman, le quotidien se revêt d’atours aussi irrationnels que merveilleux. Cela se produit quand le narrateur, écrivain, se fait passer pour peintre pour séduire un jeune homme, et l’étrangle, fasciné jusqu’à en être halluciné par son cou.

    À cause de cet assassinat — mais a-t-il vraiment été commis ou seulement imaginé ? — le narrateur se retrouve dans une chambre de son appartement qu’il ne connaissait pas, pleine de tous les vêtements qu’il a portés depuis sa jeunesse. Cette pièce dissimulée comme dans un dessin du Néerlandais Escher, cachée comme celle où se sont réfugiés durant la guerre les deux architectes tchèques Jaroslav Bineck et Václav Vös, lui permet de s’interroger sur la réalité, labile et forcément trompeuse, et de réveiller des souvenirs d’enfance grâce à ces chandails, chemises, chaussettes, slips empilés comme une montagne et éparpillés comme un puzzle. Ainsi, un pull-over ocre lui rappelle le jour de son dépucelage par un homme de théâtre de 40 ans.

    À la fois présent dans le passé et absent dans le présent, le narrateur délire, convoquant son immense culture pour nous transporter dans un voyage savant, délicieux, enthousiaste, frôlant la farce métaphysique sans jamais tomber dans le gouffre d’une gravité lourde, puisque son roman est une sorte de ruban de Mœbius fait pour que s’y enroulent toutes les questions relatives à la mort et au sexe, éternellement liées. C’est suprêmement intelligent, très insolite, parfaitement allège, diablement original. Et c’est surtout magistralement bien écrit. On sort de la lecture tout ébaudi.

    L’Armée du salut / Abdellah Taïa. Paris: Seuil, 2006. 154p.

    Ceux qui se tiennent debout / Mathieu Lindon. Paris: P.O.L., 2006. 155p.

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