On lira l’autobiographie d’Edmund White intitulée tout simplement Mes vies, comme une série d’aveux, qui scandaliseront peut-être ceux qui ne l’ont jamais lu. Singulière et fascinante autobiographie, divisée en dix parties inégales, qui, entre longs développements, survols rapides et name-dropping, circonscrit les univers – presque étanches – de cet écrivain américain né au Texas en 1940.
Dans «Mes psy», «Mon père», «Ma mère», «Mes femmes», «Mon Europe», «Mon maître», «Mes blonds», «Mon Genet» et «Mes amis», l’écrivain poursuit cette fois sous le mode non fictionnel sa trilogie autobiographique que constituaient Un jeune américain, La tendresse sur la peau et La symphonie des adieux.
Il s’oblige ainsi à dire toute la vérité, rien que la vérité, quitte à être cru et impudique. Il s’enfonce dans l’intimité de sa vie, fouillant dans tous les coins et recoins de ses années passées en Amérique et en Europe. Il ose, et cela ne va pas sans provoquer une certaine gêne chez un lecteur qui pourra se demander s’il était nécessaire de parler de tout, tout empiler dans un livre comme dans un capharnaüm.
Se faisant précis jusqu’à la maniaquerie, White détaille tout, fore et sort de sa mémoire autant de joyaux que de déchets. Il ne nous donne heureusement pas une idée fabriquée de lui-même; celle-ci n’est ni louangeuse ni mythifiée. Il livre plutôt une image d’un homme faillible, excessif, boulimique et aimant le risque (sur le plan du sexe il pratique des jeux masochistes et est atteint du sida), obsédé, ouvert, essayant de mordre à pleines dents la vie – et réussissant le plus souvent.
Mais en même temps, c’est un intellectuel capable de réfléchir et de tracer le portrait des époques et des amis en étant flamboyant, drôle et juste. On comprendra que Edmund White, à 66 ans, a voulu tout donner et que son livre est en conséquence pluriel, subjectif et hétéroclite. Son autobiographie est toutefois plus que cela : triste parfois, mélancolique souvent, lucide tout le temps.
Edmund White nous présente en fait une vie inouïe, presque toujours palpitante, à nulle autre pareille. C’est un Américain type dans sa jeunesse, un homosexuel libéré au milieu de sa vie et un intellectuel patenté en homme mûr, pouvant se mesurer avec n’importe quel intellectuel européen (c’est un spécialiste de Proust et de Genet, de peinture et de décoration).
C’est un gars né dans un pays puritain, d’un père à la morale rigide et d’une mère psy qui ne le comprend pas mais qui se sert de lui comme cobaye pour ses théories. Très jeune, il connaît ses goûts et va vers les garçons, déjà très actif et ne sentant ni peur ni culpabilité devant son homosexualité. Parce qu’il ne la refuse pas, il préférera vivre à New York pour pouvoir la vivre le plus librement possible, d’autant que l’époque s’y prête (nous sommes dans les années 1960).
Mais s’il quitte la région de Détroit pour la Grosse Pomme, c’est aussi parce qu’il veut entreprendre une carrière d’écrivain. White voyagera (il adore Venise), s’installera en France en 1988, à 43 ans, et rencontrera tout ce qu’il faut rencontrer à Paris, opération favorisée par son travail sur la biographie incontournable de Jean Genet. Ses amis disparaissent, beaucoup du sida, et lui-même, affecté, décidera de retourner aux États-Unis : c’est ainsi que, depuis, il enseigne à Princeton.
C’est une vie qu’il traverse souvent avec légèreté et, même, une certaine insouciance. Une vie animée et nourrie par le sexe, qui y tient donc une grande place – si on se fie à ses confidences sur les multiples rencontres et les diverses pratiques sexuelles. «Mes tapins», «Mon maître» et «Mes blonds» intéresseront particulièrement ceux qui sont friands de détails piquants, voire insolites, et que ne choque jamais l’impossibilité de compter le nombre de pénis et les gallons de sperme.
Là comme dans les autres chapitres, White ne s’accorde pourtant aucune indulgence : c’est un amant infidèle, il ne supporte pas d’être éconduit et il aime plus que tout payer des garçons pour être toujours rassasié (il le faisait déjà quand il était jeune homme!). Il se complaît dans ce que beaucoup de critiques ont considéré comme du vice et de la perversion.
Mais avant toute chose, il faut le dire, il ne nous ennuie jamais. Il nous fait sourire, nous agace parfois en se perdant dans des détails pittoresques et en se montrant ainsi sous un jour futile. On sent par-dessus tout qu’il a besoin d’être aimé, voire d’être adulé, et il offre à cet effet beaucoup, mais jamais au prix de sacrifier la vérité. Il est franc et, d’une certaine façon, courageux. Il n’est jamais calomnieux ni fielleux, ce qu’on appréciera, d’autant que l’amertume et la coterie pullulent dans le milieu littéraire.
Il va sans dire qu’Edmund White ne regrette rien. C’est pourquoi son livre se lit avec un grand plaisir, constamment renouvelé par notre curiosité et notre soif d’excitation qu’il nous procure d’ailleurs avec vivacité et générosité.
Mes vies : une autobiographie / Edmund White, traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Delamare. Paris : Plon, 2006. 367p. (Coll. Feux croisés)