Jeudi, 28 mars 2024
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    Le corps, le nu : Mathieu Riboulet et Walter Siti

    Le corps, les corps nus, dénudés, les œuvres homosexuelles les décrivent, s’en délectent, les caressent, les torturent, les aiment. Deux œuvres, une française, et une autre, italienne, le prouvent encore une fois.

    Les Œuvres de miséricorde, sous-titrées « Fictions & réalités », dixième titre de Mathieu Riboulet, a gagné le Prix Décembre, en novembre dernier, prix qui se veut un anti-Goncourt. Nous avons déjà parlé de cet auteur dans Fugues, à propos de son roman Avec Bastien paru en 2010. Né en 1960 en région parisienne, cet auteur, après des études de cinéma et lettres modernes à Paris III, réalise pendant une dizaine d’années des films de fiction et documentaires autoproduits en vidéo, et se consacre dorénavant à l’écriture.

    Ces Œuvres s’inscrivent parfaitement dans la continuité de son travail : interroger le corps et l’exalter tout à la fois. Une écriture poétique rapproche ce corps de celui d’un corps mystique, du Christ, du martyr. Le corps y a une place centrale dans ce livre qui n’est ni un récit ni un essai, mais une sorte de fiction méditative et autobiographique.

    Le corps est ici superposé aux impératifs moraux édictés par l’apôtre saint Mathieu, impératifs qui doivent peser dans la balance du jugement dernier. «Donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, loger, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades, ensevelir les morts.» À ces sept impératifs chrétiens, Riboulet ajoute les siens, dix, qui tracent un corps dans l’histoire et son histoire personnelle.

    Le point de départ de la méditation de Riboulet est double. Il y a d’abord un amant allemand qui fait resurgir un page de l’histoire difficile de France : les nombreuses guerres avec l’Allemagne. Puis il y a les tableaux du Caravage, dont La décollation de saint Jean-Baptiste et L’Incrédulité de saint Thomas, qui évoquent le corps du bourreau qu’on retrouvera dans celui des hommes avec lesquels le narrateur fait l’amour. Une étreinte ne ressemble-t-elle pas à une mise à mort? Celles du narrateur l’autorisent à réfléchir sur le corps non seulement dans l’histoire, mais également dans ses représentations diverses, comme au cinéma (Douglas Sirk), en danse (Pina Bausch) et en musique (Henry Purcell).

    Le motif de l’érotisme le guide dans sa réflexion sur l’art comme reflet de toutes violences – guerrières, sociales, individuelles, sexuelles – qu’a subies le corps dans le passé. Ses idées et ses désirs ont comme but d’effacer toute culpabilité quant aux consentements sexuels qu’on impose au corps, et cela pour mieux déboucher sur son expression heureuse, libre, splendide. Nous aurons droit à toutes les images inspirées par le corps, à commencer par celui des amants (Andreas, Adrien, Tajdîn) que rencontre le narrateur au cours de ses voyages.

    Le corps est ici à la fois diaphane et dense intégré à un passé meurtrier pour les homosexuels, victimes des pouvoirs politique et religieux. Ce corps n’est pas pour rien apparenté à celui du Christ crucifié. Mais, le corps dans le temps présent peut devenir une récompense, un don ; il devient un sorte de palimpseste où tous les corps de l’histoire s’écrivent sur lui. « Que faire de tous ces morts, où vivre, comment s’aimer? », telle est la question que pose avec grâce et crudité ce livre magistral.

    Leçons de nu / Walter Siti

    Le corps est également la préoccupation première du narrateur du premier roman de Walter Siti, Leçons de nu, publié en Italie en 2009. Né en 1947 à Pise (où se déroule d’ailleurs l’action de son roman), Siti est critique et dirige l’édition complète des œuvres de Pier Paolo Pasolini.

    Dans sa fiction, on trouve un professeur d’université, Walter, peut-être le double de l’écrivain, qui se démène comme un fou dans la bureaucratie universitaire, les concours et les nominations, et où toutes les trahisons et toutes les jalousies sont possibles. Mais, surtout, c’est un homme de gauche fasciné par le corps des athlètes et autres bodybuildés, la pornographie et les relations sexuelles brèves dans les toilettes ou les buissons.

    Le nu masculin est son obsession, la lumière qui guide sa vie et lui procure de multiples frissons. Pectoraux, abdominaux, jambes et bites énormes sont les attraits infinis qui structurent son désir. La nudité, qui se doit d’être implacable, est probablement le seul moyen d’approcher sa propre identité, car il peut contenir toutes les choses possibles, tous les délices.

    Ce qui n’empêche pas Walter de s’intéresser au monde et de nous donner ses opinions politiques (sur le pouvoir de la Démocratie chrétienne, entre autres). Et cela dans un langage qui tient de la virtuosité, pour un roman moderne qui expérimente la fiction par de nombreuses dérives de la langue – que la traduction a tenté de rendre et qui donne à l’œuvre une grande étrangeté.

    Le genre romanesque est ici perturbé; le registre de la narration fait appel à la poésie, au théâtre, à la publicité, pour mieux scruter la nudité et tous ses affects. Walter Siti fait dans la déconstruction romanesque et son livre pourra rebuter le lecteur tant il est anticonformiste et hétérogène. Mais pour le lecteur intéressé par l’expérience littéraire, Leçons de nu restera une aventure étonnante.


    Les Œuvres de miséricorde : Fictions & réalités / Mathieu Riboulet. Paris: Verdier, 2012. 157p.

    Leçons de nu / Walter Siti, traduit de l’italien par Martine Segonds-Bauer. Paris: Verdier, 2012. 669p. (coll.: Terra d’altri)

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