C’est à une histoire triste et belle que nous convie le romancier australien Christos Tsiolkas, auteur, entre autres, de Jesus Man (Belfond, 2012), dont j’ai déjà parlé dans FUGUES.
L’auteur, né à Melbourne en 1965 de parents grecs, est surtout connu pour son roman La gifle (Belfond, 2011) qui a été adapté en mini-série télévisée diffusée en 2015 sur le réseau NBC sous son titre original The Slap, avec Peter Sarsgaard et Uma Thurman. Le roman a eu un énorme succès, ce qui n’était pas le cas de son troisième livre Jesus Man. Écrivain à plein temps, Tsiolkas s’est beaucoup investi dans la lutte contre le sida. Il vit avec son compagnon à Melbourne.
Dans Barracuda, on suit sur une période de 16 ans la vie de Daniel Kelly, de son adolescence à l’âge adulte. Son diminutif est changeant : il est Danny, puis Dan. C’est un jeune champion de natation venu de la classe ouvrière et qui veut y échapper en devenant le nageur «le plus fort, le plus rapide, le meilleur», celui qui remporte des médailles aux Jeux olympiques. Mais son rêve de gloire sera englouti.
Quand le roman débute, Dan (c’est ainsi qu’il accepte de se faire appeler) vit à Glasgow avec son amant Clyde qui lui avoue qu’il ne veut pas revenir en Australie. Dan rentrera donc seul à Melbourne, à cet endroit qui était pour lui pourri, qu’il avait quitté pour changer de vie. Ainsi apprend-on qu’il a fait de la prison. Mais plus encore : qu’il a échoué aux championnats panasiatiques.
Ce garçon avait de l’ambition, il voulait surtout réussir dans sa spécialité sportive. On le surnommait Barracuda par sa façon de fendre l’eau. Mais il n’est plus maintenant que rage, mépris, honte, désillusion. Il avait été repéré très jeune par un entraîneur, Frank Torma (né d’une famille hongroise), qui a tout misé tout sur lui, surtout pour les Jeux olympiques de Sidney de 2000.
Danny apprend déjà à l’entraînement ce qu’est la haine en regardant ses compagnons Scooter, Wilco, Morello (qui reviendra à la fin du roman), Fraser et surtout Taylor (dont l’importance se révélera plus tard) ; ils ne sont pour lui que de la merde. Lui, il veut changer de condition, être un autre qui effacera son identité de métèque et sa situation de pauvre. Il n’accepte pas son humiliation de déclassé dans cette institution privée qui lui permet de s’entraîner.
En attendant, il a pour lui des pensées embarrassantes en regardant les nageurs se déshabiller dans les vestiaires. Son homosexualité, il l’acceptera plus tard, quand il découvre la sodomie en prison avec Carlo, qui lui apporte joie et sécurité. En rentrant à Melbourne, Danny devra faire face à son passé, à sa famille. Il devra se racheter, faire oublier sa honte, ses échecs. Il devra accepter sa mère si extravagante, avec ses colifichets, ses robes de jeune fille ; son père qui ne l’a jamais aimé ; son frère Theo et sa sœur Regan qui étaient pour lui insupportables.
Celui qui se faisait appeler Dan doit de nouveau accepter le diminutif de Danny. Autant de changements de surnoms indiquent son instabilité, le refus de sa classe sociale, sa détresse jusque dans son identité sexuelle. Sa rédemption viendra de la visite qu’il fait à sa grand-mère agonique et de la rencontre d’un cousin handicapé, Dennis. Peut-être que la violence qui habite Danny finira bien par le quitter un jour.
Barracuda est un roman complexe, avec des allers et retours dans l’espace et le temps, sans véritable chronologie. La narration est à la troisième personne pour le personnage de Danny et à la première pour celui de Dan. Certes, c’est un drame familial, mais aussi un roman sur l’affirmation de soi. C’est également, plus que Jesus Man et La gifle, un roman sur l’Australie, ce pays de l’optimiste et de la chance qui en prend ici pour son rhume.
La beauté de ses paysages et de sa lumière est un faux miroir renvoyant l’image de vies restreintes, de gens qui ne pensent qu’à l’immobilier et à la météo. Pays où tout semble détraqué. Ses habitants sont pour ainsi dire des culs-terreux, que la langue de Tsiolkas rend crédibles avec ses descriptions précises, presque obsessionnelles.
L’écrivain confronte ainsi la société – et pas seulement australienne – avec ses vérités les plus inavouables. Barracuda est un roman violent, cru, fort. Son style est brutal, en particulier dans les scènes sexuelles où l’éjaculation est surlignée, mais où l’amour est une chose renvoyée au néant, inexistante. Certains diront qu’il est trash. Oui, mais sans vulgarité ni provocation. Sa beauté est sombre, tragique.
BARRACUDA / Christos Tsiolkas. Traduit de l’anglais (Australie)par Jean-Luc Piningre. Paris: Belfond, 2015. 455p.