Les premières joies de lecture, surtout quand on est jeune, se trouvent souvent dans la découverte du monde des romanciers. Les relire nous plonge dans la nostalgie ; ils nous rappellent comment on est arrivé à aimer certains auteurs, à connaître leur monde, à déchiffrer leurs personnages, leur vie. Souvent lointaines de nous, leurs fictions deviennent un mode de connaissance, nous font découvrir des pays et des mœurs, remettent même en question nos aprioris (car ils questionnent le monde).
Et pour les gais, les premières fois à avoir tenu entre les mains un livre où il est question de personnages homosexuels procurent une excitation, un tumulte. Ces livres à thématique gaie sont plus que souvent une révélation : un guide qui, à travers les protagonistes, leurs gestes, leurs sentiments, leurs joies et leurs drames, donne à comprendre notre lien au monde, notre sexualité ; et très souvent, ils nous ont aidés, adolescents, à nous accepter. Une fois qu’on a découvert des auteurs qui paraissent si proches de nos goûts et de nos préoccupations, on y reste fidèle, on a hâte de lire leurs prochaines productions, on revient toujours à leurs livres, que ceux-ci soient à thématique gaie, totalement ou pas.
Il en a été de même pour moi avec Truman Capote (1924-1984), génial écrivain à l’écriture parfaite. Un classique de la littérature américaine, au style clair, précis et élégant. Avec sa prose impeccable, il a su entrer dans la psychologie des désirs humains, fouiller les travers des hommes et des femmes et les transcender. Flamboyant, Capote a conjugué le pouvoir de la littérature avec la description réaliste des classes de la société, en particulier celle, clinquante, de la haute bourgeoisie new-yorkaise.
Très jeune, il a voulu être célèbre et il avait une vision très précise de sa future carrière d’écrivain. Sa création fut le fruit d’un apprentissage qui débuta très jeune, comme on le constatera en lisant ses premières nouvelles qu’on a réunies en français sous le titre Mademoiselle Belle et qui reposaient dans les archives de la New York Library. Elles ont été écrites entre l’âge de 16 et 18 ans, à l’arrivée de Capote à New York (il est né à La Nouvelle-Orléans).
On distingue dans ces courts textes les prémisses de ses trois premiers titres publiés plus tard, Les domaines hantés (1948), Un arbre de nuit (1949) et La harpe d’herbes (1951), avant que l’écrivain ne se consacre à la description de la haute de New York, dont Le petit déjeuner chez Tiffany (1958) sera la référence. Les quatorze nouvelles de Mademoiselle Belle ne sont pas exemptes de défauts, mais annoncent le style, la mélodie enchanteresse de la prose de Truman Capote. On y reconnaîtra des personnages et des motifs que l’écrivain réemploiera plus tard.
Ces nouvelles puisent leurs racines dans l’enfance de l’écrivain dans le Sud des États-Unis (où existe encore l’esclavage), enfance qui fut malheureuse (il n’était pas désiré par sa mère) et miséreuse (il fut ballotté d’un lieu à l’autre). Ses personnages sont des êtres marginalisés, brisés, à la constante recherche de l’amour ; ce sont des enfants, des femmes et des Afro-Américains (« nègres » est le terme employé pour les décrire). Le monde décrit, où n’existent que le crime, la violence, le racisme, l’injustice, la pauvreté et le désespoir, est froid et triste. On voit ainsi comment Capote a puisé son inspiration chez Mark Twain et a rejoint les grandes traditions littéraires du Sud américain, de William Faulkner à Carson McCullers en passant par Erskine Cadwell.
On ne peut séparer ces nouvelles du premier roman que l’auteur de Sang froid (1966) a écrit, abandonné et repris plusieurs fois dans les dix premières années de son installation à New York et qu’on a retrouvé dans une vente aux enchères. On revoit dans La traversée de l’été un monde qu’on a connu, le milieu social des bourgeois de New York, que Truman Capote su dépeindre avec autant d’empathie que de férocité, dans un style aussi éclatant que racé, dans ses livres ultérieurs comme dans Musique pour caméléons (1980).
C’est l’histoire d’un amour fou et interdit, celui de Gladys McNeil pour Clyde Manzer, gardien de stationnement, pendant l’absence de parents partis pour l’Europe. Elle aime avec fierté son beau jeune homme, juif par-dessus le marché, ne tenant pas compte de la différence de classe et de religion. Dans la chaleur estivale de New York, les sentiments de cette passion brève deviennent torrides. Dans la description des tourments d’une jeunesse à la fois fragile et insouciante qui court vers sa perte (comme le laissent deviner les dernières lignes de la fiction), ce roman inachevé est étincelant et lyrique.
Mademoiselle Belle / Truman Capote, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, préface de d’Anuschka Roshani, postface de David Ebershoff. Paris: Grasset, 2016. 179p.
La traversée de l’été / Truman Capote, traduit de l’anglais par Gabrielle Rolin, préface de Charles Dantzig, postface d’Alan U. Schwartz. Paris: Grasset, 2016, 137p. (coll. : Les cahiers rouges)