Lundi, 2 décembre 2024
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    Ce que seul l’objectif peut saisir

    Qui ne connait pas Evergon, grande figure de la photographie? Son œuvre rayonne à travers le globe depuis le début des années soixante-dix et se retrouve dans toutes les grandes collections muséales. Établi à Montréal depuis longtemps, professeur émérite à l’Université Concordia, on a souvent eu la chance de voir, ici, en primeur, ses photos et ses installations toujours surprenantes et pleines d’humour. Débordant d’activité, Evergon collabore depuis 1988 avec son complice Jean-Jacques Ringuette. Ils nous présentent encore cette année une exposition, Housebound : Portraits from the Winter Garden, qu’on peut voir à la galerie trois points jusqu’au 22 avril.

    Autobaptisés Celluloso Evergonni et Gigi Angeletti, noms rigolos et autodérisoires qui pourraient être ceux de peintres italiens de la Renaissance, nos deux comparses n’en ont pas moins acquis une grande maîtrise qui leur permet de se réinventer constamment et de créer avec un plaisir et un enthousiasme évidents. Et leur talent n’ayant d’égal que leur générosité, ils ont offert aux Archives gaies une photographie (voir ci-dessous) qui sera le prix d’un tirage, dont les billets seront mis en vente dès le 7 avril. Ils ont aussi eu la gentillesse de me recevoir dans la maison/studio d’Evergon, pour un entretien dont voici des extraits.

    RH – Alex & Gab w Bottom’s Ass Head – Evergon et Jean-Jacques Ringuette

    J’ai toujours adoré et apprécié votre travail, même si je ne suis pas un expert en photographie et que je n’en connais pas bien l’histoire.

    Evergon : Moi non plus! (Rires) Je ne blague pas, je suis plus au fait de l’histoire de l’art que de l’histoire de la photographie, et je crois que mon travail reflète cela.

    Oui, tout à fait, mais que pensez-vous du point de jonction entre ces deux arts, cette théorie de David Hockney qui voudrait que les peintres flamands aient employé, dès le XVe siècle, des outils optiques pour réaliser des tableaux au réalisme quasi-photographique? Est-ce que cela vous intéresse?

    Evergon : En ce moment, notre travail est construit de ce que seul l’objectif peut saisir.

    De quelle façon?

    Evergon : La caméra fonctionne en amassant divers éléments épars et les assemble tous en une image qui reflète l’horror vacui. (Nota : c’est-à-dire qui abhorre le vide, dans une tradition picturale où aucun espace du canevas ne reste vide).

    Oui, vos tableaux regorgent d’éléments et d’allusions historiques, tout en racontant des histoires.

    Jean-Jacques : Vous avez dit tableaux? (Rires)

    Excusez mon lapsus, mais oui, vos photos sont comme des tableaux…

    Evergon : Oui, exactement! Je suis d’accord! Ce n’est pas un lapsus. On m’a souvent appelé le peintre des polaroids géants.

    Peut-on parler du tableau, c’est-à-dire de la photo, que vous offrez aux Archives gaies? (Nota : cette photo porte le titre ambigu de Alex and Gab with Bottom’s Ass Head, mais le « Bottom » en question est un personnage du «Songe d’une nuit d’été», de Shakespeare, dont la tête a été changé en celle d’un âne ou «ass» en anglais.)

    Evergon : Oui, que voulez-vous savoir?

    De quand date la photo?
    Jean-Jacques : Elle est toute récente, de la fin de 2016.

    Evergon : L’un des modèles, Gab, est le neveu de Jean-Jacques, un vrai petit cœur! Et l’autre, Alex, est son camarade de classe. Deux jeunes straights qui adorent s’amuser en fouillant dans mon studio. Ils y dénichent des choses dont j’ignorais même la présence. Ils arrivent toujours à se mettre dans le « pétrin visuel », si l’on peut dire.

    Vous les laissez faire?


    Evergon : Oui, et nous rions comme des fous et nous les photographions comme des fous!

    D’où vient l’énorme tête d’âne?


    Evergon : Elle m’appartient!

    Vous avez donc participé à une production du Songe d’une nuit d’été?


    Evergon : Non, c’était pour un projet holographique autour de cette pièce, mais qui n’a pas abouti, faute d’argent et parce que les originaux furent perdus. La tête d’âne avait été fabriquée et maquillée par une troupe de travestis, les Venus Boys. Ils jouaient les personnages fémi-nins de Shakespeare, comme à son époque. Mais leur art consistait à organiser des fêtes. Même le Conseil des Arts du Canada les embau-chait! La tête d’âne a servi à plusieurs projets depuis, dont un autoportrait en «Bottom», et elle fera partie de notre prochaine exposition pour laquelle nous travaillons comme des fous («working our asses off »).

    Puisque nous parlons de travestis, j’aimerais savoir d’où venait votre désir de défier les codes du genre? (Evergon a souvent porté des jupes ou des kilts) Est-ce que vous aviez été en contact avec les «Radical Faeries»? (un groupe de gais hippies écolos et féministes des années 70, qui comptait parmi ses membres Harry Hay, l’un des fondateurs du mouvement de libération, actif dès les années 50.) Avez-vous connu les «Cockettes»? (il s’agit d’une troupe de travestis «bears» et barbus, qui donna des spectacles «psychédéliques» et délirants de 1969 à 1972.)

    Evergon : Non, mais je les adore et j’aurais aimé les voir. J’adore aussi les ballets du Trockadero!

    Pour en revenir à vos photos, est-ce que cela vous importe que le public en comprenne toute la richesse allusive?


    Evergon : Non, je suis heureux que les gens y voient ce qu’ils y voient. Ce qui est merveilleux, c’est qu’il arrive souvent que leur regard décèle des choses qui m’avaient échappé.

    Jean-Jacques : On ne peut contrôler leur façon de voir!

    Une de vos séries de photos que j’adore est celle des «Ramboys» ou garçons-béliers. Pouvez-vous me dire d’où venait votre inspiration?


    Evergon : De la mythologie grecque, bien sûr, des faunes et petits satyres qui hantaient les forêts. Je voulais aussi créer une culture garçonnière, avec une religion, des mythes…

    Jean-Jacques : … et une armée! Et des rites!

    Evergon : Oui, une armée, des rites, et tout le tralala…

    Le bataillon sacré!

    Evergon : Jean-Jacques a été un Ramboy! Et aussi Noam Gagnon, le danseur, qui a commencé à poser pour moi dans les années 1980 et qui a continué pendant des années.

    Vos modèles vous sont fidèles?


    Evergon : Oui, car nous nous amusons. Plusieurs de mes amis et de mes modèles le sont depuis une éternité.

    Et vous deux? Lorsque vous travaillez ensemble, y a-t-il un « top » et un « bottom »? Ou êtes-vous versatiles? Si l’un de vous a une idée, l’autre doit-il être complaisant? Comment vos désaccords se règlent-ils?


    Evergon : Nous sommes rarement en désaccord même si on se tiraille parfois – nous sommes un « vieux couple » sans jamais avoir été en couple! (Rires) Souvent, lorsque nous nous revoyons le matin, nous nous retrouvons prêts à dire la même chose à l’unisson! Nous nous expédions les mêmes courriels l’un à l’autre! C’est très étrange! Nous sommes au diapason.

    Jean-Jacques : Je prends parfois une décision, je fais un choix et je me rends compte qu’il y pensait déjà. Notre façon de penser est tellement semblable qu’on ne sait plus si les idées sont de l’un ou de l’autre!

    Qui arrête qui quand vous sentez que vos idées vont trop loin?


    Evergon et Jean-Jacques : Est-ce que des idées peuvent aller trop loin? (Rires)

    Vous ne vous êtes jamais censurés?
    Evergon : Non, nous nous encourageons mutuellement à aller trop loin! Et quand nous travaillons avec des modèles, nous les encourageons eux aussi!

    L’exposition Housebound : Portraits from the Winter Garden, se tient à la galerie trois points, au 372, rue Ste-Catherine Ouest, Espace 520, jusqu’au 22 avril.

    Vous êtes aussi conviés à une conférence historique au bénéfice des Archives gaies, intitulée Le Livre de bord du Front de libération homosexuel (1971-72) et la contreculture au Québec, par Robert Schwartzwald, le vendredi 7 avril 2017 à 19h30, au local RM110 du Pavillon de la Gestion de l’UQAM (315 rue Ste-Catherine Est). Contribution volontaire à l’entrée.

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