Légalement, Marc, Collin et Allan* n’existent pas. Marc est un homme trans et Collin et Allan font partie de la communauté non binaire. Leurs identités n’ont aucune reconnaissance légale ni en Tanzanie, chez Marc, ni au Ghana, où vivent Collin et Allan. Entre amis ou derrière la caméra, par contre, les trois militants et passionnés de cinéma peuvent être eux-mêmes.
Depuis plusieurs années, ils participent au projet de mentorat 75 SHOTS Pocket Cinema, une initiative de la cinéaste montréalaise Karin Hazé. À l’origine en 2016, selon la fondatrice, le projet avait pour but d’envoyer des téléphones intelligents et autres équipements aux aspirants cinéastes queers dans les pays où l’homosexualité ou la transidentité était criminalisée (à l’époque, il s’agissait de 75 pays ; maintenant, on en compte une soixantaine) pour leur offrir des occasions de développement professionnel. Huit ans plus tard, certains participants sont devenus des formateurs et d’autres ont fondé des entreprises. Leurs films ont été présentés à l’ambassade britannique à Dar es Salaam (Tanzanie), ainsi qu’au Musée McCord et au festival Brûlances. Une dizaine de passionnés suivent des formations régulières en ligne, qui sont une occasion de parler ouvertement de leur vécu entre pairs tout en améliorant leurs compétences.
Karin Hazé rêve d’offrir à Marc, Allan et Collin* et à leurs camarades la possibilité d’assister à une résidence de création en Afrique du Sud pour respirer l’air d’un pays où leurs identités sont reconnues, se rencontrer pour la première fois après des années de vidéoconférences et commencer à tourner un long métrage en développement depuis plusieurs années, en collaboration avec des artistes queers sudafricains.
« Quand j’ai commencé à étudier le cinéma, tous les équipements étaient si lourds, si chers et si compliqués », s’enthousiasme Karin Hazé. « Maintenant, mes étudiants n’ont pas besoin de dépenser des milliers pour une caméra, ils peuvent travailler avec presque n’importe quel cellulaire. Je les aide avec quelques trucs pour peaufiner et professionnaliser leur travail. »
Le 15 décembre dernier, la cinéaste a organisé une rétrospective des films de 75 SHOTS Pocket Cinema à l’Agenda, une librairie LGBTQ+ féministe du Mile End, afin de lancer une campagne de financement pour le projet.
L’autrice, chercheuse et cinéaste nigériane Unoma Azuah, venue des États-Unis pour l’occasion, présentait l’anthologie littéraire bilingue Coincées entre Dieu et les hommes : histoires de femmes queers d’Afrique de l’Ouest, dont elle est coéditrice.
« Le travail d’Unoma parle d’amour, de défiance et de résilience face à l’oppression. Son écriture incarne l’esprit de 75 SHOTS : créativité en tant que résistance, survie et liberté », disait Karin Hazé en guise d’introduction. En effet, l’histoire de romance secrète relatée par Unoma Azuah, tirée de son livre, est empreinte d’une sorte de rébellion joyeuse qui rappelle bien un des objectifs du projet selon Karin Hazé : aller au-delà des histoires des « pauvres petits queers ».
Cependant, chez Marc, Allan et Collin*, même les récits les plus banaux sont sensibles. « Les gens derrière ces films sont considérés comme des criminels chez eux. On ne peut vous les montrer que dans un espace sécuritaire comme ici », expliquait d’entrée de jeu Karin Hazé aux quelques dizaines de personnes présentes. Tantôt avec une clarté documentaire, tantôt avec une dose de réalisme magique, les films explorent des questions d’identité, de famille et de survie dans un monde où il faut cacher une partie de soi-même. Les participants « sont tannés d’être à visage couvert — ils veulent être qui ils sont ». Marc, Allan et Collin* témoignent par vidéoconférence à la fin de la rétrospective, à condition qu’on ne révèle pas leurs noms et qu’on ne les prenne pas en photo. Pour Allan*, la résidence au Cap, prévue en avril, serait « le rêve d’une vie pour nous tous ».
Ce sera « la première fois qu’on pourra travailler ensemble, parler librement et centrer nos histoires queers », renchérit Collin, son compatriote. « Des fois, je me réveille le matin en rêvant que je suis déjà là-bas. » Karin Hazé vise à amasser au moins 24 000 $ pour couvrir le transport et l’hébergement pour huit participants de la Tanzanie, du Cameroun, du Ghana et de plusieurs autres pays, vers le Purple Mountain Arts Residency, un lieu de retraite pour des artistes LGBTQ+ au Cap.
Vous pouvez voir les films et faire un don en ligne à cinemafeast.com ou via GoFundMe (gofund.me/53b06a1e). Il est aussi possible de donner des équipements ou de s’impliquer comme bénévole en contactant Karin Hazé à [email protected]m.
*Les noms des trois participants ont été changés pour leur sécurité.