Les derniers vingt-cinq ans se sont avérés une période charnière dans l’histoire de l’homosexualité et ce, en partie à cause de l’apparition, dans plusieurs villes occidentales, de secteurs où les gais peuvent se rassembler librement, en toute quiétude, et souvent avec l’appui enthousiaste des autorités locales ou une indifférence qui tranche avec les confrontations passées.
Le Village gai de Montréal a 20 ans cette année. En effet, durant l’hiver 1982, quelques bars ont successivement ouvert leurs portes dans ce quartier qui allait devenir le Village. À travers les témoignages de ceux qui ont été des pionniers et qui s’y sont installés les premiers, de d’autres qui l’ont façonné et le façonnent encore aujourd’hui, de ceux qui l’ont fréquenté et de ceux qui ont réfléchi sur le rôle et de la signification qu’il a pour les gais et les lesbiennes, nous vous proposons une redécouverte à plusieurs niveaux de ce quartier, qui se poursuivra par une dizaine articles à être publiés tout au long de 2002.
Pour débuter la série, nous avons abordé, avec Frank W. Remiggi, les origines du Village. Dire que le Village a vingt ans, ce mois-ci, est un peu arbitraire, il faut en convenir. Priape s’était installé dans le quartier près de sept ans avant que le bar Au 2 R n’ouvre ses portes en février 1982, précédant de peu la discothèque Max, le K.O.X. et la Taverne Normandie. D’autres commerces, dont Cuir Plus et la Boîte en haut, s’y étaient également installés entre-temps.
Mais, il est indéniable que l’hiver 1982 correspond à une période charnière. Frank Remiggi, professeur de géographie historique et culturelle à l’Université du Québec à Montréal et co-directeur de l’ouvrage Sortir de l’ombre, considère d’ailleurs 1982 comme l’année zéro du Village, qu’on a initialement appelé Le Nouveau Village de l’Est. «C’est à ce moment-là que le Village a atteint une masse critique suffisante pour devenir un pôle d’attraction pour d’autres bars et établissements, explique Remiggi. À la fin des années 70, une poignées de commerces parsemaient déjà le territoire du futur Village, mais aucun d’eux ne pouvaient servir de point d’ancrage pour le développement économique du secteur. Non seulement étaient-ils trop petits et trop éparpillés, mais ils s’adressaient à des clientèles mixtes et privilégiaient des activités qui n’intéressaient que des segments restreints de la communauté gaie.»

Pour Remiggi, il est clair que les bases commerciales du Village ont été jetées avec l’ouverture du Max et du premier club K.O.X.. «Le Max et le K.O.X. ont attiré dans le Village un seuil critique de clients gais qui pouvaient ensuite faire le tour d’un bar à l’autre, y compris ceux qui n’étaient pas aussi spectaculaires ou qui présentaient des attraits plus spécialisés, tels que le Au 2 R, un bar de danseurs nus, et la Normandie, une taverne».
Au moment même où le Village renforçait sa position de pôle d’attraction, le Centre-ville s’apprêtait à perdre la sienne. La descente de police au Buds en 1984, un bar très bien situé sur la rue Stanley à côté du Limelight et du Jardin, a fait fuir la clientèle. Le club a dû fermer ses portes quelques mois après, entraînant la disparition de presque tous les autres établissements gais du centre-ville et ce, en l’espace d’un peu moins d’un an.
C’est sans doute suite à cette rafle policière qu’est née la rumeur que le Village doit sa naissance à la répression policière qui a touché plusieurs bars du centre-ville ouest. La rafle du Truxx, en octobre 1977, puis celle du Buds en sont les exemples les plus probants.
Toutefois, selon Remiggi, la police et l’administration municipale ne seraient pas la cause du déplacement du pôle gai du centre-ville au centre-sud. “Dès l’ouverture du K.O.X., le Buds avait commencé à connaître une baisse de sa clientèle. Et bien qu’il soit impossible d’affirmer cela hors de tout doute, il est probable que ce bar aurait dû fermer de toute façon, tôt ou tard.”
Pour ce professeur de l’UQAM, l’émergence du Village serait plutôt attribuable à des facteurs essentiellement spatio-économiques. «Tout a débuté brusquement en 1982 quand quelques établissements se sont implantés dans la partie ouest du quartier Centre-Sud, un quartier assez délabré. Ce secteur avait, par le passé, été le site de plusieurs cabarets, de bars et de tavernes. Il y avait donc, dans le quartier, l’infrastructure idéale pour quiconque voulait ouvrir une discothèque ou un bar.» C’est d’ailleurs ce que plusieurs entrepreneurs ont fait en aménageant des locaux à relativement peu de frais.
Plus encore, «bien qu’il s’agisse d’un secteur central, très bien situé, facilement accessible par métro, il était beaucoup plus abordable d’acheter ou de louer un bâtiment dans le Centre-Sud que dans le centre-ville», rappelle Remiggi. La construction récente d’hôtels luxueux, dont le Sheraton et le 4 Saisons, et la spéculation immobilière avaient d’ailleurs fait monter en flèche le prix des loyers du centre-Ville, et les promoteurs cherchaient ailleurs pour s’implanter.
Il est probable, toutefois, que le Village n’aurait pas eu une aussi rapide croissance sans la présence préalable, dans ce quartier, de résidants homosexuels. Celle-ci ne pouvait que renforcer l’idée que c’était un espace homosexuel, que l’utilisation du terme «Village» rendait plutôt convivial. Et, dès le départ, le Village a pu compter sur une assez grande variété de commerces gais : on y retrouvait des restaurants, quelques magasins, dont Priape notamment, des saunas et un ou deux cafés. Ce faisant, le quartier est rapidement devenu un endroit où l’on pouvait vivre ouvertement son homosexualité de jour comme de nuit, ce que le secteur entourant la rue Stanley ne pouvait offrir. Son pouvoir d’attraction en tant que lieu de résidence ne pouvait que s’en voir augmenté. Depuis ce temps, en juillet de chaque année, on assiste dans le Village à l’arrivée d’un nombre de plus en plus grand de gais, surtout, mais aussi de lesbiennes.
À partir de 1985, la transformation du Village s’est accélérée, accueillant constamment de nouveaux établissements gais et gay friendly. Au point où certains observateurs, dont Frank Remiggi, ont commencé à exprimer certaines réserves. “L’expansion continue du Village risque de renforcer l’image stéréotypée que les gais disposent d’un énorme pouvoir d’achat. Et, au delà de sa fonction économique, on peut s’interroger quant à son utilité sociale et politique réelle. De fait, divers indices nous amènent à penser que le Village est en passe de devenir un espace monofonctionnel régi pour l’essentiel par un désir de profiter de l’argent rose, ce qui, vraisemblablement, expliquerait l’intérêt croissant que lui portent depuis peu les décideurs politiques. Il est vrai, que le Village doit sa naissance à des hommes d’affaires dont les visées économiques, jadis, ne s’inscrivaient que partiellement dans le contexte d’une lutte sociale et d’un mouvement politique. Cependant, à la suite de son énorme succès commercial, surtout au cours des années 1990, on est en droit de se demander si le Village ne répond plus désormais qu’à des impératifs pécuniaires.”
Mais pour l’universitaire, le Village n’est pas devenu un ghetto pour autant. «Il s’agit d’un espace ouvert et non répressif qui ne correspond pas au concept du ghetto». D’ailleurs, si l’on pense au Chinatown ou à la Petite Italie, d’autres espaces culturels à Montréal, «ils ne sont pas perçus comme des ghettos qui nuisent à l’image où à l’épanouissement de leur communauté respectives».
«Il est évident que le Village conserve un rôle clé en tant qu’espace d’affirmation collective et qu’il occupe une place essentielle dans l’imaginaire populaire, tient à nuancer Remiggi. On peut déplorer la dimension de plus en plus commerciale du village, mais on doit reconnaître que c’est parce que le commerce y est florissant que la communauté gaie a une si grande visibilité dans la société québécoise. C’est un acquis considérable pour la communauté.»
Bibliographie
Remiggi, Frank W., “Le Village gai de Montréal”, Sortir de l’ombre : histoires des communautés lesbienne et gaie de Montréal. Montréal, VLB, 1998, pages 267 à 289.
Remiggi, Frank W., “Homosexualité et espace urbain”, Téoros. Été 2000, Montréal, pages 28 à 33.