La pulsion de mort, la culture de la mort, la mort comme lieu de fantasmes sexuels, tels sont plus que jamais les grands paradigmes de Frisk, de Dennis Cooper, auteur américain contemporain iconoclaste et subversif, qui pousse à leurs plus dernières limites les relations entre le sexuel et la vie dans ses œuvres.
Dans un monde plus posthumain que postmoderne, l’écrivain génère et entretient la négation du sujet et la finitude du monde par des fictions où se décèle et s’expose l’expérience de la mort et du sexe, lieu du cauchemar et de l’abject. Tout lecteur de Cooper aura détecté l’hypothèse qui fonde ses romans : que le monde est fini, que le sacrifice passe par l’assassinat.
Tout le sujet de Frisk, sa pertinence comme sa grandeur, se trouve là. À 13 ans, Dennis, le narrateur, découvre cinq photographies représentant un garçon dont le corps a été incroyablement balafré, écharpé, déchiqueté. Mystérieuses et pourtant nettes, ces images, pour terrifiantes qu’elles soient, au lieu de l’effrayer, lui font voir sous un autre jour la teneur de ses propres désirs.
Si on défigure, écrase, coupe, tranche, éviscère un corps, c’est pour lui faire dire un secret. En six chapitres, intitulés respectivement et symboliquement « Dingue », « Tendu », « Déchiré », « Défoncé », « Engourdi » et « Déchaîné », qui couvrent trente ans de la vie de Dennis, nous assistons à une succession de scènes, hallucinantes et morbides, dont la violence est le nœud gordien, et qui se clôturent par une série de meurtres à Amsterdam, dans un moulin qui abrite une brasserie.
Ces scènes, Dennis les rapporte dans une lettre à un ancien amant, Julian, lettre qui se présente comme l’acmé du roman. La description de ces meurtres, méthodiquement répertoriés et qui pourront susciter dégoût, horreur, refus ou scandale chez le lecteur, est en fait la recherche extrême de la jouissance, à la fois son secret et sa satisfaction.
Mais on apprendra que tout est faux. Pourquoi? Parce que le vrai désir de Dennis se situe ailleurs, soit dans l’écriture, qui est confrontation avec le réel le plus intense. La beauté de la destruction se confond avec la beauté de l’écriture, qui est toujours appelée, au risque qu’elle se détruise elle-même.
On ne comprendra rien ni à Frisk ni aux autres romans de Cooper si on ne saisit pas que l’écriture chez lui, plus qu’objet de fantasmes et d’obsessions, est objet d’identification, une manière de reconstruire le monde pour soi, avec sa logique propre, ses personnages et ses décors, car la société n’est plus que dévastation des corps, des intimités, des sensations, jusqu’à faire perdre tout repère. L’écriture est un chaos organisé.
On ne sera pas surpris alors de se retrouver avec un roman qui ne se soumet à aucune règle du savoir-faire littéraire. Tout s’entrecroise, se superpose et se chevauche. C’est un mélange précis et brut obtenu par le clinicien qu’est le romancier. C’est un kaléidoscope de faits divers, de coupures de journaux, de carnets, de rêves, de symptômes, d’extraits de films gore et de métaphores crues dans lequel des personnages de garçons, très beaux et très attirants, mais drogués et perdus, le plus souvent acteurs et prostitués, subissent la vie comme une épreuve, dans l’avilissement que proposent la drogue, le sexe et le meurtre.
Dennis trouve la substance de la beauté sous leur enveloppe charnelle. Mais le corps ne serait peut-être qu’une coquille vide. L’âme, chez Cooper, n’existe pas. Nous sommes dans une littérature panique, qui ne raconte pas, mais montre froidement (mais avec parfois des passages euphoriques) une apocalypse. Et le livre est un immense trucage, un piège pour le lecteur tant tout est minutieusement décrit et illusoire.
Tout est exacerbé pour décrire la désolation et la tristesse d’un monde qui ressemble à un égout, à une fosse commune, à un carnage sans fin. Tout est ruine, y compris cette beauté cherchée dans la radicalité du crime. Sans oublier que tout sexe est langage et tout langage est sexuel. Si on n’a pas compris cela, il ne sert à rien de lire Frisk de Dennis Cooper.
Frisk / Dennis Cooper, traduit de l’américain par Claro. Paris : P.O.L., 2002. 205p.