San Francisco, la ville rêvée, la ville magique, la ville idéale et, surtout, la ville emblématique des gais. Ville à nulle autre pareille, ville de la tolérance et de l’excentricité. Une cité qui continue d’abriter des écrivains de toutes tendances, en particulier des poètes.
On pourrait même dire qu’elle est la capitale de la poésie américaine avec ses auteurs comme Robert Frost, Robert Duncan, Lawrence Ferlinghetti, Allen Ginsberg. Et bien d’autres, comme on pourra le constater en lisant Fairyland d’Alysia Abbott, où elle raconte sa vie avec son père, Steve Abbott (1943-1992), poète, dessinateur, éditeur et activiste homosexuel, membre de la communauté hippie de San Francisco dans les années 1970-1980.
Quel livre merveilleux, plein d’empathie et de délicatesse. Un livre de la proximité affectueuse. Une histoire intime qui rappellera pour plusieurs lecteurs les années de la bohème, du «flower power», des drogues et de la culture gaie, dans cette Mecque californienne de l’amour et de la liberté.
Tout d’abord Fairyland raconte l’histoire unique d’Alysia Abbott : sa mère qui est morte dans un accident d’auto, son arrivée à San Francisco avec son père en 1973, sa vie durant vingt ans avec lui dans le quartier hippie Haight-Ashbury. Y sont évoquées ses années communes avec son père, ses relations marquées par une forte idéologie libertaire et, surtout, par un attachement indéfectible. Alysia voit la réputation de son pater familias grandir comme poète animateur de revues de poésie.
Elle voit aussi ce meneur qui rate presque continuellement ses relations amoureuses, accroché aux drogues comme la marijuana et l’extasy. Elle assiste surtout à l’envahissement quotidien de la maladie chez lui, le SIDA. Mais le livre est plus que ça, grâce aux talents de conteuse d’Alysia Abbott, qui réussit à donner un portrait d’une certaine Amérique minoritaire et alternative, en intégrant les pages du journal que son père a tenu.
Toute une époque est saisie dans ses différents mouvements, dont la lutte pour les droits civiques des homosexuels. «… mon histoire fait partie d’une mosaïque plus vaste», note-t-elle pertinemment. C’est un plongeon dans l’effervescence intellectuelle et sexuelle de San Francisco des années 70-80.
À la fois autobiographie et biographique, le livre explore particulièrement les sentiments contradictoires qui naissent de la perception d’Alysia de la sexualité de son père. Cette sexualité lui paraît naturelle, mais la frustre : avoir un père célibataire et homosexuel parmi ses petites amies lui fait parfois honte. En plus, c’est un père pauvre, et elle en souffre, d’être négligée (elle porte toujours les mêmes vêtements défraîchis et datés), d’être obligée de suivre son paternel partout parce qu’il n’a pas d’argent pour une gardienne et de réchauffer des repas surgelés en son absence.
Mais le bilan est positif : «Quand je repense à papa aujourd’hui, c’est avant tout son innocence qui me revient à l’esprit. Sa gentillesse. La douceur de ses manières. Ce n’était pas un dur…», écrit-elle. En jetant un regard sur cette vie de bâton de chaise après sa mort, Alysia Abbott ne peut être que mélancolique : son histoire à deux se déroule dans un pays unique et exceptionnel.

Une lumière spéciale éclaire ce lieu de tous les possibles qu’était San Francisco, et on ne peut s’empêcher de penser à cette cité recréée par Armistead Maupin dans ses Chroniques de San Francisco.
Justement, paraît en français l’ultime et neuvième tome de ces feuilletons, qui comme le livre d’Alysia Abbott, est un hymne à la liberté et à l’affirmation de soi. Anna Madrigal est le troisième livre, après Michael Tolliver est vivant et Mary Ann en automne, consacré à cette figure emblématique des Chroniques qu’est Anna Madrigal.
Cette ex-tenancière du lotissement du Barbary Lane de San Francisco, là où ont habité tous les personnages principaux de la série (Michael, Mary Ann, Brian…), a désormais 93 ans et vit avec un jeune homme transgenre qui s’occupe d’elle. On apprendra qui elle est vraiment par des chapitres — les meilleures du roman — sur son enfance, intercalés dans ce récit d’un voyage organisé dans le désert du Névada. On quitte donc San Francisco, qui n’est plus la ville qu’elle était.
FAIRYLAND / Alysia Abbott, traduit de l’anglais(États-Unis) par Nicolas Richard. Paris: Globe, 2015. 383p.
ANNA MADRIAGAL / Armistead Maupin, traduit de l’anglais (États-Unis) par Bernard Cohen. Paris: Éditions de l’Olivier, 2015. 302p.