Roland Barthes (1915-1980) était de son vivant une sorte de star de la littérature et de la théorie. Comme pour d’autres intellectuels vedettes à l’époque, on achetait fébrilement chacun de ses livres. Ceux-ci sont regroupés depuis 2002 dans des Œuvres complètes, aux Éditions du Seuil. On ne cesse pourtant de publier des textes posthumes de lui, dont les séminaires au Collège de France.
Ainsi en 1987, les Incidences, qui avaient causé quelques troubles dans le monde universitaire, révélaient un Barthes plus intime encore que ne l’avait décrit le Roland Barthes par Roland Barthes en 1975, soit un homosexuel. Dans ces notes écrites entre 1968 et 1969 au Maroc, peut-être se trouvait en germe cette recherche du romanesque qui obsédait tant l’écrivain dans les dernières années de sa vie.
Les incidents de la vie tressent ici le tissu d’un roman composé avant tout de fragments qui, comme les haïkus, créent autant la surprise que l’incongru; ils indiquent un déplacement qui empêche l’écriture de se solidifier, de se transformer en clichés, d’être des «briques». Le fragment pouvait se comparer à une «bouffée», à la légèreté d’une feuille qui tombe, alors que le discours qui pèse et oppresse est une « brique », selon lui.
Et des briques, l’auteur en dénombre constamment dans ses Carnets du voyage en Chine rédigés lors d’un séjour au «pays du Milieu» en 1974, avec d’autres écrivains rattachés à la revue Tel Quel. Rappelons qu’à l’époque les intellectuels vénéraient le Grand Timonier, versant eux-mêmes dans cette doxa que Barthes ne cessait de combattre.
Ce séjour organisé heure par heure devient, on le sent, vite un carcan, un poids. La Chine est plate, sans couleur, sans saveur, soit tout ce que l’écrivain détestait. Face au déluge de «briques», il tente d’échapper à un monde verrouillé par des «bouffées» en notant entre les blocs de discours qu’il consigne studieusement le sourire d’un serveur, une poignée de main douce, la couleur des fleurs, la beauté des calligraphies.
Il cherche le contact, essayant toujours de s’asseoir à côté d’un jeune homme, mais il constate : «Et avec tout ça je n’aurai pas vu le kiki d’un seul Chinois. Or que connaître d’un peuple si on ne connaît pas son sexe?»
Ces Carnets sont le récit d’un Barthes fatigué, éreinté, asphyxié. Son voyage s’est avéré un supplice, un accablement, une menace à son intégrité. En fin de compte, on est face à un auteur fragilisé, et c’est cela qui nous touche dans ce périple qui suinte l’ennui. Cet écrivain fragilisé, on le retrouve dans son Journal de deuil, qui émeut durablement, plus que les Carnets. Pourquoi?
Parce que Barthes, en rendant hommage à sa mère et, par là, faisant un exercice de mémoire, dévoilant l’importance d’un être aimé, le seul qu’il ait aimé, est poignant. C’est également le pathétique et inévitable aveu d’un fils homosexuel qui ne s’est jamais séparé de sa mère, a vécu toujours avec elle (elle est morte dans son appartement à lui). Elle était pour le fils incomparable, représentant la douceur, l’énergie, la noblesse, la bonté.
Elle partie, le voici dans le désarroi, le manque, la peine, le chagrin. Ici, plus rien ne le retient à la vie, il n’a plus le goût de voyager, de sortir avec des amis. Tout lui paraît insignifiant, tout le désespère. Il y dit que son œuvre est finie. Dans ces 330 fiches qui composent ce Journal, on voit un être en survie. Ce qu’il écrit ne fait plus partie de ces bonheurs de langage qu’il voulait tant pratiquer, qu’il pratiquait.
Pendant deux ans, Roland Barthes note, et c’est pourtant extrêmement émouvant. Mais dans ces lamentations éloquentes, c’est un homme déjà mort qui parle : « En fait, au fond, toujours ceci : comme si j’étais comme mort. »
CARNETS DU VOYAGE EN CHINE / Roland Barthes, édition établie, présentée et annotée par Anne Herschberg Pierrot. Paris: Christian Bourgois Éditeur/IMEC, 2009. 248p.
JOURNAL DE DEUIL : JOURNAL, 26 OCTOBRE 1977–15 SEPTEMBRE 1979 / Roland Barthes, texte établi et annoté par Nathalie Léger. Paris: Seuil/IMEC, 2009. 271p.