Sur Fugues.com, André-Constantin Passiour signalait en février la censure du roman posthume de Mohamed Leftah, écrivain d’originaire marocaine mort en 2008, intitulé Le dernier combat du captain Ni’Mat. Par delà la mort, on pourrait dire que Mohamed Leftah continue ici de mener ses combats contre l’obscurantisme des sociétés arabes. Le ministre marocain de la Communication a déclaré s’opposer à la diffusion au Maroc de cette ce livre (les libraires ne peuvent le commander) qui ne contient, pourtant, aucune allusion au régime marocain, ni aucune critique de la royauté.
Ce qui a déclenché l’opprobre des autorités, c’est l’enjeu de ce fameux dernier combat du personnage du roman, Ni’Mat : l’acceptation de son l’homosexualité. Pour protester contre cette forme de censure, une pétition a été lancée et plus de 320 écrivains marocains et étrangers l’ont déjà signée.
Quelques mots ici sur Mohamed Leftah et son œuvre. Né à Settat en 1946, c’est surtout à Casa-blanca et à Paris qu’il étudie et travaille. Informaticien, il se dirigera peu à peu vers le journalisme et l’écriture, vivra au Maroc et au Caire (c’est dans cette ville que se situe son roman). On dit de lui qu’il est un joyeux et triste drille, un homme qui passe ses soirées dans les bars parisiens à s’enivrer.
L’incertitude et le doute le rongent; il cherche à vivre dans un autre monde, insatisfait, se sentant malheureux d’être né. Il s’accule, dit-on autour de lui, à une révolte gueularde. C’est toutefois cet autre monde souhaité qu’il construit dans son œuvre, imaginé à travers délires et fantasmes. Peut-être pourra-t-il ainsi changer la vie, la sienne comme celle des autres.
Leftah écrit fiévreusement, beaucoup. Dès son premier roman, Les demoiselles de Numidie, publié en 1992, on remarque son style incandescent d’écorché vif, qui essaie de transfigurer l’ordinaire, ici la vie de prostituées. Sa langue est aussi délicate qu’elle peut être virulente, s’attaquant aux tabous, aux secrets trop bien gardés dans les familles, aux dénis d’une société qui ne veut pas voir la réalité telle qu’elle est.
On ne sera pas surpris de constater ce même ton, ce même emportement, cette même critique d’une société à l’intégrisme religieux plus que rampant s’afficher dans son ultime roman, publié trois ans après sa mort. Mohamed Leftah ne mâche pas ses mots dans Le dernier combat du captain Ni’Mat, mais ses mots sont pétris tout à la fois de sensualité et de rage, d’amour et d’indignation. Cette publication est peut-être plus que jamais un acte politique.
Son personnage principal est un vieil officier qui avait été marxiste à l’époque nassérienne. Exclu du service actif, marié, il vit un bonheur simple mais étriqué dans une belle demeure cairote. Il voit la société se plier de plus en plus à des normes religieuses, avec ces « frères musulmans » vindicatifs et menaçants. Le captain en fera les frais, car il devient dans son quartier un déviant : il est tombé amoureux fou de son serviteur qui s’appelle Islam, un jeune nubien qui lui fera connaître les joies du sexe et la délivrance qu’elles apportent.
Ni’Mat est menacé, doit se séparer après trois ans de son jeune amant, quitter sa jolie maison, divorcer de sa femme, et se réfugier dans un minable appartement d’un quartier où pourtant le rejoindra Islam. Cela dure un an, mais les menaces de mort de jeunes intégristes font leur œuvre. Islam repart vers sa terre natale, laissant un Ni’Mat désespéré, qui a 65 ans, est seul, alcoolique, ruminant sa peine, tout en ne se privant pas d’incriminer une société désormais menacée par les diktats radicaux de groupes religieux.
Le lyrisme qui imprègne le roman n’est pas sans rapport avec l’écriture d’un Jean Genet. Le style sublime tout, dans des envolées qui magnifient l’amour et l’acte sexuel. La langue se veut enivrante, doit emporter le lecteur, l’élever dans les sphères radieuses du désir comblé dans les cris et l’enchantement.
On retiendra surtout cela de ce roman qui se veut un hymne à l’amour homosexuel et à ses fulgurances voluptueuses, hymne qui ne peut pourtant prendre toute son ampleur que par sa confrontation à une autre langue, plus prosaïque dans la volonté de la décrire l’endoctrinement religieux d’un pays qui ne s’est pas pardonné sa défaite dans la guerre des Six Jours. On vous l’a dit : ce roman est politique, il est d’une sauvagerie sulfureuse
LE DERNIER COMBAT DU CAPTAIN NI’MAT / Mohamed Leftah. Paris: Éditions de la Différence, 2011. 159p. (coll. : Littérature)