Ils auraient pu se connaître, s’être rencontrés aux Éditions de Minuit si 15 ans ne séparaient pas Rachid O (né en 1979) d’Hervé Guibert et Eugène Savitzkaya (nés en 1955). Rachid O. vit avec Mathieu Lindon, fils de l’éditeur de cette fameuse maison parisienne, romancier (j’ai beaucoup parlé de son travail à Fugues); il a dirigé entre 1990 et 1992 la revue Minuit où Guibert et Savitzkaya publieront. Leurs livres sont sur ma table de travail, et c’est pour moi une fête.
Lire ces trois écrivains, c’est comme revoir des frères. Proches de ce que je veux toujours lire. Ils ont confirmé un renouvellement dans la littérature française par leur recherche d’un dépouillement dans l’écriture et un travail de subjectivité narrative tout à fait inédit, remarquable. Ils appellent la ferveur du lecteur. Faisant feu de tout bois de la nature même de l’écriture fictionnelle, ils ont redéfini l’art romanesque. Leurs livres s’affirment ludiques, modernes, autoréférentiels. Des romans du « je ».
Hervé Guibert est plus connu qu’Eugène Savitzkaya, poète et romancier belge, qui s’est retrouvé, entre 1987 et 1989, en même temps que Guibert et Lindon à la Villa Médicis à Rome, résidence réservée aux artistes français, et où séjournera vingt ans plus tard Rachid O. Tout se tient, tout se noue, n’est-ce pas ? Malgré la disparition de Guibert, on peut les imaginer fréquentant ensemble Saint-Germain-des-Prés, dans une solide amitié littéraire et une convivialité faite de complicité et de délicatesse.
On est en 1977. Guibert veut absolument rencontrer Savitzkaya qui vient de publier Mentir (Éditions de Minuit). Il aime la photo, il photographie également, comme le prouvent Suzanne et Louise (Hallier, 1980) et Photographies (Gallimard, 1993); il veut prendre en photo ce jeune Belge, blond, beau – qui lui ressemble quelque part. En fait, il est tombé amoureux. Il lui écrit, et c’est ses Lettres à Eugène : Correspondance 1977-1987 qu’on peut lire et qui sont son ultime volume des œuvres inédites posthumes.
«Ni recueil de correspondance (à part les lettres à Eugène Savitzkaya s’il le souhaite) ni entretien», avait-il indiqué dans ses dernières volontés. Ces lettres sont plus une tentative de liaison amoureuse que littéraire. Un appel. Un cri. Un ordre. Le Français veut rencontrer le Belge; ce dernier répond peu à ses longues lettres ; il est réservé, voire laconique, mais son ton est doux, souvent poétique. L’autre veut le revoir par tous les moyens, le faire écrire pour l’hebdomadaire où il travaille, etc. Les rendez-vous sont manqués. Les lettres sont des baisers envolés, volés.
Cette correspondance se révèle un laboratoire amoureux, un exercice d’adoration, une expérience de l’autre. La vie et l’écriture se côtoient, se chevauchent, s’enflamment jusqu’au vertige. C’est le gouffre de l’amour. Sentiments, tensions, peurs, excitations, surtout de la part d’Hervé, font partie d’une stratégie imparable de l’amour. Mais rien n’aboutira. Eugène se révèle alors être uniquement « frère d’écriture ».

Un laboratoire de vie, un exercice pour les souvenirs, une expérience de l’homosexualité au Maroc, c’est ce qu’effectue Rachid O. de retour dans son pays d’origine pour assister aux derniers instants de son père. Les souvenirs et les aventures remontent à sa mémoire. Provoquent un examen sur soi, sur le passé, sur le présent également, sur sa vie avec Mathieu. Ce roman est une introspection, parfois un peu triste, mais jamais démoralisante, pas impudique pour deux sous, de ce qui fait la vie d’un homosexuel nord-africain venu en France pour être soi.
Tranquillement, sans acrimonie, vibrant, Rachid dénonce le Maroc homophobe, la prostitution masculine, l’attraction des personnes âgées pour les jeunes, mais aussi l’attraction pour ces aînés, l’exil, le colonialisme, l’analphabétisme.
Entre des histoires d’amour mystérieuses et le trafic des corps, on trouve des « personnages » comme Slimane, Gérard, Assel, son frère, son père — ce fameux père qui revient dans tous ses précédents livres (L’enfant ébloui, 1995; Plusieurs vies, 1996; Chocolat chaud, 1998; Ce qui reste, 2003, et dont j’ai parlé ici même, à Fugues).
Rachid O., inquiet et confiant tout à la fois, termine ce récit si sensible, si raffiné qui fait encore le point – labile, flottant, frénétique — sur sa vie, en avouant ceci : « Il est clair que ce que j’ai écrit là est très ressemblant à ce que je fais d’habitude, c’est-à-dire raconter des histoires de manière simple. » Cela est vrai, cela est beau.
Lettres à Eugène : Correspondance 1977-1987 / Hervé Guibert et Eugène Savitzkaya. Paris: Gallimard, 2013. 144p.
Analphabètes / Rachid O. Paris: Gallimard, 2013, 120p.