Samedi, 19 avril 2025
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    ENFER, DAMNATION ET RÉSURRECTION : “EN FINIR AVEC EDDY BELLEGUEULE” d’Édouard Louis

    Eddy Bellegueule a changé son nom une fois arrivé à Paris pour Édouard Louis. Né dans une famille ouvrière particulièrement pauvre de Picardie, son nom venait ajouter en quelque l’opprobre à l’oppression: il était homosexuel. Il fallait bien qu’un jour il s’en débarrasse, de ce nom, pour terminer ce qu’il voulait  être: le choix d’une vie d’homosexuel, une vie à soi. Mais qu’il est long le chemin pour arriver à la liberté, à inventer sa liberté. Pendant dix-sept ans la vie a été un enfer pour celui qui se raconte dorénavant sous le nom d’Édouard Louis dans En finir avec Eddy Bellegueule, livre qui a eu un succès inattendu. 

    Il est sous-titré « roman », ce qu’il n’est pas vraiment malgré quelques éléments de fiction, mais il se lit décidément comme un roman qui ne nous lâchera pas une fois commencé. Un roman grave, poignant, déchirant, dans lequel se reconnaîtront beaucoup d’hommes gais d’aujourd’hui, qui se souviendront d’avoir subi comme Eddy la tyrannie de la majorité, et ce, surtout, durant leur enfance. 

    Édouard Louis décrit un calvaire. Très tôt, il se sent différent. Il a des manières efféminées, la voix haut perchée, n’aime pas le sport. Déjà que dans un petit village où tout le monde se connaît, c’est une tache, une condamnation. En plus, il fait partie d’un lumpenprolétariat qui n’a pas tous les jours à manger. Sa mère, d’une grande vulgarité, ne se moque pas de lui, mais ne voit pas ce qu’il endure; son père devient rapidement chômeur à cause de son dos, boit du soir au matin et est surtout violent.

    À l’école, on le persécute, on lui casse la gueule, crache sur lui, lui jette des noms comme «pédé», «tapette», «tantouse» par la tête. Malgré cela, Eddy tente de dissimuler sa différence, se montre aussi résistant qu’orgueilleux, c’est-à-dire qu’il se tait. Il est extrêmement malheureux et tentera de devenir un mâle à douze ans, mais cela ne suffira pas, cela ne suffit jamais comme on le sait. Eddy est un Christ, c’est un être crucifié. Il essaiera bien d’être un dur, de jouer au football, de fréquenter deux jeunes filles (dont les baisers le dégoûtent profondément). Rien n’y fera. 

    Ce que raconte Édouard Louis devient une fable sur la terreur, la violence, la honte. Cet enfant solitaire qui aime lire, écouter de la musique, jouer au théâtre (il a un grand succès comme comédien amateur), tentera longtemps d’ignorer son état, mais que des aventures sexuelles à dix ans où le mot «gonzesse» prend chez lui un autre sens: il se sent fille, pense accepter sa féminité, jusqu’à ce que sa mère le surprenne, lui et trois amis à se sucer et à s’enculer. Ce sera alors pire qu’avant dans l’humiliation et l’oppression. Il décidera de s’échapper de cet enfer, il va se retrouver à Paris où il étudiera la sociologie.

    L’histoire s’arrête à cette échappée et nous laisse abasourdis, essoufflés, le cœur en charpie. Ce récit autobiographique, qui se déroule dans une France pauvre, est cru, il atteint parfois l’intolérable. Et puis tout à coup, on se dit «non», ce n’est pas intolérable, cela est vrai, j’ai subi les mêmes choses, les mêmes rires gras, les mêmes tabassages comme la même incompréhension, le même déshonneur, le même dégoût de soi-même.

    Une enfance gâchée, plus même quand on croît dans le dénuement et la faim; une adolescence bousillée où on ne peut être seul dans sa chambre, même si elle est humide et froide. Deux temps d’une vie qui vous font entrer dans une solitude à la fois voulue et imposée. On devient un non-réconcilié. On ne tolère plus rien. Ce qui peut nous sauver, c’est souvent l’art, la culture. Pour Eddy, ce sera l’écriture. C’est elle qui lui permettra d’entrer en révolte, en sécession, en liberté.

    Plus jamais après l’infériorisation, le non-être. On inverse son destin pour ne plus jamais se trahir. On dit sa douleur pour qu’elle puisse servir d’étalon mesureur pour tous ceux  qui ont subi et subiront l’exclusion, le châtiment d’être différents. On se sauve, on est sauvé. En divisant son roman en deux grandes parties qui se complètent, et en ajoutant un épilogue, Édouard Louis, dans un style simple où il n’a pas peur des mots, nous offre un livre fort, généreux, maîtrisé. Je suis sûr que tous ceux qui liront En finir avec Eddy Bellegueule en sortiront changés.  

    EN FINIR AVEC EDDY BELLEGUEULE / Édouard Louis. Paris: Seuil, 2014. 220p.

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