À la naissance de Fugues, on parlait de la communauté gaie et lesbienne. 35 ans plus tard, le terme LGBTQ semble s’imposer de lui-même en représentant une plus grande diversité. Et pourtant, autant se l’avouer, les personnes intersexes peinent à faire ajouter le «I» dans l’acronyme. Mais je parie que d’ici quelques années, ça changera. Grâce au travail et à la persévérance de Janik Bastien-Charlebois.
Cette professeure au département de sociologie de l’UQÀM est investie dans la recherche en lien avec les enjeux intersexes. «Je suis en train d’écrire un livre qui fait la synthèse des connaissances que j’ai amassées et qui, je l’espère, aidera plus de gens à comprendre la situation des personnes intersexuées. À ce jour, rien de tel n’a été publié en français.»
Au Québec, peu de personnes peuvent aborder la question des enjeux intersexes avant autant d’aplomb que Janik. Solidement bien informée, à l’affut des recherches sur le sujet, activiste sensée, Janik Bastien-Charlebois est à l’image de la lettre «I»: une femme droite surmontée d’un point/poing.
Quelle est ta plus grande fierté personnelle en lien avec l’intersexuation?
Wow, je ne m’étais pas posée la question! Je pense que c’est d’être out en toute aisance aujourd’hui, de m’être affranchie de la honte qu’a semée la prise en charge médicale qui m’avait amenée à me dissocier d’une partie à la fois intime et importante de moi-même. Faire mon coming-out comme personne intersexe a été beaucoup plus difficile que de le faire comme lesbienne. Même lorsqu’on ne décrit pas nos organes génitaux, se dire ouvertement intersexe, c’est un peu se mettre à nu.
On t’a vue dans le documentaire Ni Garçon Ni Fille diffusé à Télé-Québec en 2016. Que retiens-tu de cette participation à ce film?
Si je veux être sincère, je crains que ça n’ait pas changé grand-chose. Mon but, lorsque j’ai participé au documentaire, n’était pas qu’on s’émeuve de mon histoire personnelle, mais qu’on comprenne que nous sommes devant des violations des droits humains qui doivent cesser. Or, la réalisatrice s’est laissé gagner par les affirmations médicales selon lesquelles il ne se ferait plus d’interventions non consenties et c’est le message que le documentaire a envoyé. Si le Dr Shuvo Ghosh est bel et bien un allié, un article subséquent de La Presse a confirmé les bémols que je tentais de soulever: l’équipe de Sainte-Justine les poursuit toujours et s’en justifie. Je ne peux tirer de satisfaction de me faire dire que je suis courageuse, si je dois lutter contre la fausse impression semée par ce documentaire que nous n’avons plus de lutte à mener au Québec. C’est très éreintant.
Quel événement LGBTQ+ t’a le plus marqué positivement depuis les 35 dernières années?
Ce furent les deuxième (2012, Stockholm) et troisième (2013, Malte) forums intersexes internationaux. Je commençais à faire mon coming-out public et à m’impliquer dans l’activisme intersexe. Rencontrer pour la première fois un grand nombre d’activistes intersexes était extrêmement stimulant. Ça fait tellement du bien de ne pas se sentir seul et d’être engagés dans une démarche affirmative, positive et politique! Je suis fière d’avoir pu participer à l’élaboration de la déclaration de Malte, qui constitue la charpente des revendications collectives intersexes. La priorité numéro 1: l’arrêt des interventions non-consenties, que beaucoup d’entre nous qualifions également de mutilations génitales intersexes.
Et l’événement qui t’a le plus découragé?
Je n’en ai eu vent qu’en 2009, mais ce fut l’adoption en 2005 de la nomenclature DSD (Disorders of Sex Development) par le milieu médical pour remplacer en bonne partie le terme intersexe qui commençait à être réapproprié positivement par de plus en plus de personnes ayant subi la prise en charge et formulant des critiques publiques. On a essayé de nous faire avaler DSD en affirmant que «désordre» était un qualificatif neutre. Cette affirmation m’a fait bondir tellement elle était un non-sens. Ça m’a viscéralement secouée. Renvoyer au désordre qui j’étais comme enfant et qui je suis avec les traces de mon corps d’origine, c’est dire que nous ne devrions pas exister. L’aspect positif de l’affaire, c’est que ça m’a motivée à m’impliquer dans l’activisme intersexe.
As-tu l’impression que les personnes intersexes sont omises dans l’acronyme LGBTQ?
C’est compliqué. Certaines personnes intersexes ne veulent pas être ajoutées à l’acronyme, car elles disent être hétéros. Je suis d’avis, avec d’autres, que nous avons notre place dans l’acronyme, puisque les raisonnements qui motivent les interventions non consenties sont en grande partie hétérosexistes. Cependant, il est important qu’une inclusion se fasse dans le respect. Nous avons, hélas, connu des expériences négatives où des groupes LGBT se sont mis à parler à notre place ou à nous définir comme une identité de genre alors que notre diversité se situe plutôt sur l’axe du développement de notre corps sexué. Sinon, nous recevons au Québec une belle et touchante solidarité de plusieurs acteurs et groupes de la communauté qui, je le pense, y vont délicatement car ils ne veulent pas faire de faux pas.
Je me trompe, où il y a peu de modèles de personnes intersexes?
Ça dépend où on regarde. Dans le monde anglophone, il y en a plusieurs. Dans le milieu francophone en Europe, ça bouge beaucoup. Il y a une nouvelle génération de jeunes dynamiques qui est super belle à voir et qui est présente dans les médias traditionnels et sociaux (blogues, vidéos YouTube, Twitter). Au Québec, c’est sûr que je me sens toute seule de ma gang, si on peut dire. Pourquoi c’est comme ça? Ça me prendrait trop de lignes pour tout expliquer. Mais déjà, beaucoup de personnes ayant subi des interventions non consenties dans l’enfance n’ont pas été entièrement informées de la teneur de ces interventions et vont donc difficilement s’identifier comme intersexe. Déjà que le mot circule encore très peu socialement. Ensuite, il faut beaucoup de travail pour surmonter la honte.
Et si je te disais que tu étais un modèle à mes yeux?
Je suis touchée que tu me considères comme un modèle. Ça m’indique que tu as une sensibilité aux enjeux intersexes et ceci compte beaucoup pour moi. C’est pour ça que je le fais. Nous ne sommes pas des concepts abstraits, mais des personnes en chair et en os, avec nos joies et nos désirs, nos banalités et nos travers, qui ne devraient être vues que comme une autre expression de la diversité humaine.