Deux livres étonnants tant par leur historie et que par leur forme. Un premier, Un amour signé Louis-Michel Lemonde, auteur déjà d’un recueil de poèmes, Tombeau de Pauline Julien, ce soir j’ai l’âme à la tendresse, et le second, Le sais-tu que personne ne t’aime?, d’un auteur canadien-anglais de Vancouver, Daniel Zomparelli, poète lui aussi. Deux récits forts différents dans lesquels le désespoir et une certaine lassitude de vivre se pointent.

Un amour raconte sur plusieurs années la relation difficile et sordide entre le narrateur, un concierge dans la quarantaine, et Jean-Louis (ce dernier préférant se faire appeler John), un ouvrier retraité dans la soixantaine. Jean-Louis va devenir pour le narrateur «l’homme de sa vie». Celui qui était un Apollon il y a déjà quelques années s’imagine retrouver sa jeunesse après sa rencontre avec le dénommé John. Il est attiré autant, dit-il, pour retrouver son éclat d’antant que par l’argent qu’il pourrait soutirer de Jean-Louis. Mais il réalise que c’est un vrai coup de foudre qu’il a pour l’autre, et qui le transfigure contradictoirement. Une relation d’amour-haine s’établit entre les deux êtres, peut-être pas si différents que cela. Une relation où le sentiment de culpabilité renchérit un sentiment d’incomplétude qui s’atténuera au fil des ans.
Voici un roman sur la désillusion qui prend de plus en plus le visage de la lucidité. Un récit sur une relation qui, entre moments de colère et de jalousie, se meut en un attachement glauque. Les deux êtres vont donc se fréquenter, prendre des habitudes (comme de se revoir le samedi, puis le dimanche), l’alcool servant souvent de liant. Jean-Louis est une sorte de «Séraphin» dont le narrateur ne réussira pas à soutirer ni argent ni biens. Malade, Jean-Louis, octogénaire, est obligé de quitter Saint-Henri où il a toujours vécu, pour une chambre de bonne, éloignée de l’habitat du narrateur. Les derniers chapitres du roman racontent la lente agonie du vieil homme, consolidant une relation à la fois normale et paradoxale avec le narrateur, à la fois douloureuse et fulgurante.
Le livre gagne au fil des pages en densité. On apprend autant sur le passé de Jean-Louis (ses manies, ses phobies, ses rancunes sur à peu près tout, son humeur massacrante, son alcoolisme, ses idées de droite, etc.) que sur celui du narrateur, un homme assez cultivé qui persévère dans une liaison qui hésite entre le sadisme et la tendresse. Tous les deux ont une personnalité intense et leur rencontre est celle de deux solitudes. Le monde les a abandonnés. Ils sont à la fois damnés et sauvés par un amour qui ne veut pas s’avouer, dans une société – en particulier homosexuelle, celle de la jeunesse et des bars – qui les exclut. Ils sont pauvres, pas très beaux (pour ne pas dire repoussants), et pour lesquels la volupté se trouve dans la saleté, le dénuement, la désolation. Louis-Michel Lemonde raconte une liaison improbable, insensée, terrible et profonde «comme le temps qui fait naître et mourir». Roman de la négativité, Un amour inscrit une passion triste dans un environnement qui n’a plus de miséricorde pour ceux qui ne sont pas idéaux mais qui n’ont pas non plus un idéal. Dur et tragique.

À côté de ce roman noir et pathétique, Le sais tu que personne ne t’aime? apparaîtra lumineux aux lecteurs. Pourtant, il ne l’est pas du tout lui non plus. On est dans le monde de la jeunesse, de la drague, de l’alcool, des réseaux sociaux, et pourtant, tout ici est triste sous une narration qui opte pour la satire sur les malentendus entre les êtres. Tout est terrible, y compris les personnes elles-mêmes, comme le suggère le titre original anglais, Everything Is Awful and You’re Terrible Person. Nous avons affaire à de jeunes hommes dans la vingtaine qui aspirent à l’amour, dans des démarches pleines de contradictions, et où la vie est le miroir déformant de leurs fantasmes. Les garçons cherchent les garçons qui leur ressemblent, cherchent à se faire adorer, cherchent l’autre, dans des rencontres sexuelles éphémères et souvent inabouties. En fin de compte, ils cherchent celui qui comblera leur solitude dans leurs rêves peuplés de fantômes. Leur anticonformisme est un nouveau conformisme. Ils se croient libres et ils ne le sont pas réellement. Tout réside dans l’instant, tout est labile, dans des soirées hallucinées et des petits matins blêmes.
Quoique les personnages reviennent d’un chapitre à l’autre, Le sais-tu que personne ne m’aime? n’est pas un roman. C’est une suite de nouvelles qui prennent la forme de flashes, de fragments qui jouent avec différentes sortes de narrations et qui, par là, rappellent que Daniel Zomparelli est avant tout poète. Non traditionnel, le livre – qui est excellemment traduit – est une suite de récits à la fois cyniques et mélancoliques sur la vie moderne, gaie et branchée, menacée par le flux des communications et le vide.
Un amour / Louis-Michel Lemonde, Montréal 2019, Boréal, coll. Liberté grande, 105 p.
Le sais-tu que personne ne t’aime? / Daniel Zomparelli, traduction de Laurence Gough, Montréal 2019, Éditions Marchand de feuilles, 278 p.