Abdellah Taïa est un jeune écrivain de 40 ans né à Rabat et qui vit à Paris depuis près de vingt ans. Il vient de faire paraître son dixième livre, un roman intitulé magnifiquement La vie lente. On y retrouve son monde habituel où se mélangent sa culture marocaine et arabe et sa culture européenne et française et, surtout, son style, ces phrases syncopées et ce ton poétique qui font la saveur et l’originalité de son écriture. Son éditeur aux Éditions du Seuil est René de Ceccatty, connu des lecteurs de Fugues puisqu’on en a parlé souvent ici, comme de Taïa, d’ailleurs. Né à Tunis, de Ceccatty est romancier, dramaturge, essayiste, et vient de publier Mes années japonaises. Il a traduit des livres de l’empire du Soleil levant, mais également de l’italien et il a publié une biographie de Pier Paolo Pasolini (Pasolini, Gallimard, Folio Biographies, 2005). Comme à son habitude, il se dévoile – presque à l’impudeur -, fouillant et trifouillant les plis et replis de sa vie, traçant ainsi un autoportrait qui n’est pas toujours flatteur, souvent cruel, jamais complaisant, quant à ses relations professionnelles et amoureuses. Ses années au Japon ne sont pas, pour ainsi dire, un jardin des délices.
Abdellah Taïa aborde encore une fois ses thèmes de prédilection, qui sont tous plus ou moins autobiographiques: l’enfance, l’exil, la difficile intégration en France, l’amour des hommes. À partir de la confession de Mounir Rochdi, un Parisien homosexuel d’origine marocaine, l’auteur décrit sa solitude à la fois voulue et imposée. C’est un être qui, par sa culture et son exil, se sent coupable de liens qu’il ne peut nouer, en particulier avec Antoine, le policier dont il est amoureux. Il sait qu’il est un Autre à Paris, comme lui susurre une voix intérieure, qui est là tout le temps: elle dit à Mounir qu’il est nul, que la France l’a castré, qu’il n’est plus qu’une pauvre chose à la merci des autres. Rien ne va avec lui, surtout pas avec madame Marty, sa logeuse de 80 ans, qui le dérange par ses bruits et qui l’empêche de dormir. Le climat avec elle devient de plus en plus hostile, tant et si bien que Mounir est arrêté, suspecté d’être un djihadiste (on est dans la France post-attentats de 2015).

C’est son interrogatoire qui ouvre le livre, qui va devenir l’évocation d’une paranoïa qui se met lentement en place comme le récit d’un cauchemar, d’une souffrance impossible à s’en délivrer. «Paris ne donne pas la liberté», dit Mounir, qui se met dans la peau des femmes (personnages récurrents chez Taïa) comme Marty ou Majdouline (une cousine lesbienne). Ainsi, l’écrivain fait se rencontrer divers points de vue, donnant une vision kaléidoscopique de la situation de Mounir. Taïa entremêle les histoires, les voix, les dialogues et les pensées de plusieurs personnages. Ce va-et-vient entre différents niveaux de récit permet à l’auteur de s’évader d’une narration réaliste: il appelle ainsi le passé et les rêves afin de nourrir une confession qui a tous les atours d’une hallucination à la Kafka. Et si Mounir Rochdi était fou?
En lisant Mes années japonaises, on se dit que ces années n’étaient pas des «années bonheur» pour reprendre le titre d’une émission de télévision française. Pourtant, elles marqueront durement René de Ceccatty qui part en 1977 pour le Japon pour perfectionner sa langue et traduire ses écrivains. Il revisite mentalement ce pays et sa culture; ce n’est pas un touriste anodin, mais un homme armé de culture et de plusieurs langues (l’anglais et l’italien, entre autres) qui décide alors de s’immerger dans le Japon et de restituer dans son livre les sensations éprouvées durant ses séjours nippons entre juillet 1977 et juillet 1994, et ses années avec Ryôji. Mais l’écrivain n’évoque pas uniquement le Japon, mais la prise de conscience douloureuse d’un manque: manque au monde, manque à l’amour, manque à l’autre. Mais c’est aussi un bilan littéraire que trace l’écrivain. René de Ceccatty essaie de comprendre qui il était, d’autant qu’il était alors pris dans une inextricable confusion sexuelle (il part avec Cécile, son amante). Il a tant refoulé ces mois au Japon que tout baigne dans un brouillard mélancolique, que tout prend parfois une apparence funèbre. Mais, en fait, ces souvenirs nippons permettent encore à de Ceccatty d’explorer son passé: la maladie de son père, le journal de la mère tant aimée, l’évocation de son grand-père paternel, le séjour avec Ryôji en Angleterre, l’échec de ses amours, dont celles avec Hervé (qu’il a déjà racontée dans quatre livres), ses amitiés (avec Bianciotti, Arias). Beaucoup de souvenirs donc qu’une écriture sinueuse, complexe, délicate restitue avec intensité. Ces Années japonaises ne sont pas seulement une initiation à la culture et la littérature d’un pays, mais décrivent un apprentissage de la vie, des sentiments et de l’amour. Et ce livre est une merveille d’écriture.
La vie lente / Abdellah Taïa, Paris, Seuil, 2019, 270 p.
Mes années japonaises / René de Ceccatty, Paris, Mercure de France, 2019, 247 p..