Vendredi, 17 janvier 2025
• • •
    Publicité

    Les six sophismes de monsieur Éric Duhaime

    La publication récente du livre d’Éric Duhaime, La fin de l’homosexualité et le dernier gay, a fait grand bruit. L’auteur affirme un peu péremptoirement que la sortie du placard volontaire ou le outing n’est plus nécessaire parce que la société québécoise est à ce point tolérante que l’homosexualité est vue comme normale. Corrélativement, toujours selon M. Duhaime, l’heure de la mort de l’activisme gai a sonné. Finalement, il faudrait même s’abstenir d’utiliser le vocable « homosexualité » tant l’égalité entre les personnes homosexuelles et hétérosexuelles est atteinte.

    D’abord, je dois dire que la lecture du livre de monsieur Duhaime est intéressante, les références historiques y sont abondantes et le recours à l’actualité donne un certain relief à ses propos. La bonne foi la plus élémentaire m’oblige à reconnaître que la trame argumentaire nous tient à bonne distance des truismes, des évidences et des banalités.

    Le problème avec le récit contenu dans le livre d’Éric Duhaime se situe ailleurs. L’incapacité de l’auteur à prendre de l’altitude quant à son destin personnel est troublante en ce qu’elle engendre une osmose, voire une projection entre son parcours individuel et la communauté LGBT tout entière.

    Qu’Éric Duhaime soit francophone, catholique, Québécois, de la génération X, blanc, gaucher, homme, diplômé universitaire, natif de Laval et fils de ferblantier, qu’il soit passé à travers la vie sans se définir comme victime en dit davantage quant à sa résilience personnelle que sur la condition homosexuelle en 2017.

    Encore une fois, cette confusion malsaine entre l’individuel et le collectif amène l’auteur à contaminer son argumentaire de sophismes ; j’en ai décelé au moins six. Je m’explique.

    1. Si nous vivons dans une société où l’homosexualité est à ce point acceptée, voire banalisée, pourquoi tout ce tapage publicitaire à propos d’un livre qui en est le sujet et dont l’auteur proscrit toute forme de coming out ? ;

    2. Comment peut-on opérer un tel divorce entre la tolérance qui se serait établie au Québec et le militantisme qui l’a rendue possible ? Monsieur Duhaime croit-il vraiment que l’ouverture des Québécoises et des Québécois n’a rien à voir avec le travail des groupes de pression, la naissance des associations gaies, la prise de paroles de leaders gais crédibles, l’affirmation de personnalités publiques qui ont dévoilé leur orientation sexuelle, le fait que des recours aient été entamés devant les tribunaux, que des établissements commerciaux affichent le drapeau aux couleurs de l’arc-en-ciel et que le paysage télévisuel ait fait une large place à la réalité homosexuelle ? ;

    3. Personne ne demande à monsieur Duhaime de devenir un militant de la cause LGBT. Nous lui demandons juste de reconnaître que s’il peut prendre son chum par la main en public, vivre son homosexualité au grand jour, c’est aussi parce que les Dany Turcotte, Daniel Pinard, Jasmin Roy ou Michel Girouard ont courageusement tracé la voie, et ce, à une époque où ces personnes étaient frappées d’anathème par l’Église, où leur exclusion sociale était inscrite dans les lois, reconnues par les associations médicales, bref, à une période où leur vie sexuelle jouait un rôle surdéterminant dans la définition de leur valeur comme personne, comme l’a si justement rappelé la Commission des droits de la personne ;

    4. Éric Duhaime s’en prend au lobby gai, qu’il accuse de parler au nom d’un ensemble de citoyens, et ce, sans avoir obtenu de mandat à cette fin. Il s’indigne d’une colère rose du fait que tous les gouvernements confondus ont versé à ce lobby, entre 2002 et 2016, 5,4 millions de dollars.

    Que ce lobby ait été un acteur efficace et incontournable menant à des gains concrets et précis pour nos communautés, il n’en a cure ;

    5. Dans la même ligne de pensée, monsieur Duhaime se livre à un long réquisitoire afin de nous convaincre, et ici le libertarien prend le pas sur l’homme gai, que les pires discriminations à l’endroit de nos communautés soient venues non pas du capitalisme, mais de l’État. L’auteur fait ici allusion à l’armée, la police et la bureaucratie, qui ont incontestablement été historiquement des vecteurs de répression à l’endroit des gais et des lesbiennes.

    Il ne faudrait pas oublier que les personnes d’orientation homosexuelle figurent parmi celles dont les droits ont le plus progressé au cours des 30 dernières années, et ce, en raison d’un usage judicieux et souvent stratégique des chartes.

    Les exemples sont nombreux : dépénalisation des moeurs sexuelles commises en privé (« bill omnibus », 1969), reconnaissance des conjoints de fait de même sexe à Québec (loi 32, 1999), l’adoption de la Loi constituant l’union civile (2002), l’adoption par la Chambre des communes du projet de loi C-38 (158 voix pour, 133 voix contre), qui permettait les mariages entre conjoints de même sexe. Le Canada devenait ainsi le 4e pays à reconnaître ce droit, après les Pays-Bas, la Belgique et l’Espagne ;

    6. Le plaidoyer en faveur de la tolérance auquel se livre monsieur Duhaime l’amène à sous-estimer l’ampleur de l’intimidation qui sévit chez les jeunes des minorités sexuelles en milieu scolaire, il en résulte chez ces jeunes plus de détresse psychologique, un niveau d’estime de soi moins élevé et davantage d’idéations suicidaires comparativement aux jeunes hétérosexuels. On peut lire pour s’en convaincre les travaux de Line Chamberland et Martin Blais de la Chaire de recherche sur l’homophobie de l’UQAM.

    Je termine en soulignant que monsieur Duhaime soulève des questions importantes à propos de la condition des personnes homosexuelles au Québec en 2017.

    Il est dommage qu’il ait été incapable d’arrimer son destin à des enjeux plus collectifs et qu’il ait relativisé dangereusement l’apport des mouvements sociaux dans cette lutte de libération. Cela étant dit, je serais heureux d’aller prendre un verre à l’Aigle noir avec lui, à condition qu’il accepte de verser les revenus tirés de son livre à l’organisme Gai Écoute ou GRIS-Montréal ; après tout, pour un libertarien, il faut toujours avoir un choix…

    Réal Ménard – Maire de l’arrondissement Mercier–Hochelaga-Maisonneuve à Montréal

    Du même auteur

    SUR LE MÊME SUJET

    LEAVE A REPLY

    Please enter your comment!
    Please enter your name here

    Publicité

    Actualités

    Les plus consultés cette semaine

    Publicité